Avec Emmelie Prophète, l’herbe est-elle toujours plus verte ailleurs ?

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Emmelie Prophète, dans son roman « Un ailleurs à soi » publié en 2018 par les éditions Mémoire d’encrier, s’inspire de l’émigration massive des Haïtiens vers le Chili, le Brésil... Fuir ce foutu pays où l’on marche à reculons, où les jeunes collectionnent des diplômes sans être capables de trouver un emploi décent, où la majorité des professionnels qui ont un emploi gagnent des salaires de misère.

Les histoires tournent autour de Lucie et de Maritou, deux jeunes femmes grivoises, dont l’excentricité reflète une certaine frange de la jeunesse haïtienne, libre, ouverte, confuse, déboussolée, en quête de repère. Lucie joue de sa beauté et de son emploi au bar Ayizan pour s’accrocher à des hommes qui ont les moyens de se payer quelques heures de sexe sans lendemain. Maritou, elle, dans une quête perpétuelle d’identité, se trouve subjuguée par Lucie, et jette l’ancre dans la petite chambre de son amante.

Evelyne Trouillot recourt à la mémoire pour endiguer les affres du passé

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Trois personnages impliqués dans les méandres du passé, voilà ce que nous livre Evelyne Trouillot dans « La mémoire aux abois », et deux narrations, l’une en italique, à la troisième personne, qui parle de la femme du dictateur Fabien Doréval, l’autre en caractères droits, à la première personne, qui parle de Marie-Carmelle, dont le mari fut assassiné aveuglement par les sbires du régime duvaliériste et qui était forcée de quitter incognito le pays en compagnie de sa fille, Marie-Ange, la narratrice. Un jour, à Paris, dans l’hospice où elle travaille comme aide médicale, Marie-Ange tombe sur une nouvelle patiente qui lui est confiée, Odile Savien Doréval, la femme de l’ancien dictateur: « Même si je n’étais pas la fille de Marie-Carmelle qui a porté toute sa vie les horreurs de la période duvaliériste, j’aurais reconnu le visage de cette femme. Comment l’oublier ? »

L’auteure utilise des noms d’emprunt pour les villes et les personnages, certains encore vivants au moment de la parution du livre, pour insister sans doute sur le statut fictif du livre, mais les similitudes criantes en font un exercice assez vain. Par exemple, Haïti devient Quisqueya, Port-au-Prince Port-du-Roi, Duvalier Doréval, ainsi de suite. D’ailleurs, les dates restent inchangées, de même que les événements marquants de 1957 à 1986. Toutefois, selon Yves Chemla, Evelyne Trouillot utilise ses noms d’emprunt pour « rappeler la distance qui sépare le roman de l’histoire, de façon à bien situer la place depuis laquelle cette histoire est racontée ».

Dans la mémoire aux abois, ce qui intrigue est l’intensité, la profondeur, la justesse de la description de la psyché d’Odile Savien Doréval, attribuée en 1961 avec le titre officiel de gardienne de la révolution, de même que ses motivations et son insécurité. L’auteure a eu des heures d’interview de cœur à cœur avec la veuve du dictateur ou bien elle a tout imaginé, se basant sur les actes publics ou privés de la gardienne. Des deux scénarios, le deuxième parait le plus plausible, et si c'est bien le cas, bravo Mme Evelyne Trouillot, un véritable tour de force !

« Les fauves rugissent surtout à l’aube » d’Alex Laguerre

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« L’âge amène la déraison », ainsi débute le roman “Les fauves rugissent surtout à l’aube » d’Alex Laguerre, un livre de 105 pages, paru en 2017, avec des paragraphes d’une phrase pour la plupart, tels des versets dans certaines éditions de la Bible. 


Le personnage principal du livre, Élodie Clémenceau, une serveuse au restaurant Galapagos, enlevée, les yeux bandés, est emmenée chez le député Clovis Chatel, qui lui propose d’être sa compagne tout au long de la compagne électorale—un petit clin d’œil au candidat Jovenel Moïse qui était souvent accompagné de sa femme lors de la campagne électorale de 2015 - 2016. 

Un autre personnage important, Délourdes Larochelle, la tante d’Élodie, se retrouve dans plusieurs endroits du livre, surtout pour une histoire de vente d’une pièce historique : « un vaisselier en acajou massif et un service complet en fine porcelaine ». D’autres personnages, tels que Jeff, l’amant de Clovis ; Calvin Bridgewater, « un ressortissant canadien » ; Gros-Bébé, « l’homme qu’il faut pour les joints, les tatouages, les piercings… » ; et «…les demoiselles Bellevue : Odette et Angela », propriétaires de Galapagos, se voient octroyer quelques phrases-paragraphes ou parfois un chapitre.

Les récits sont loin d’être impressionnants, de même que les personnages, mais l’auteur s’impose grâce à son style à la fois désinvolte et sérieux (il aborde beaucoup de thèmes graves et d’actualité, mais avec humour et un peu de sarcasme): « Quand on se noie, on s’agrippe à n’importe quel bout de bois pour ne pas plonger. Pour un ventre affamé, un bol de riz a beaucoup plus d’attrait qu’un tableau du plus grand maître. Celui qui se laisse crever de faim n’a pas accès au paradis du bon Dieu. Car il en a marre des fainéants. »

Alex Laguerre parle de la pauvreté : « On n’échappe pas à la misère en faisant la fine bouche », de la bénédiction du Blanc : « Car dans cette société toujours en butte aux tares et aux préjugés, tant que le Blanc ne vous a pas décerné un prix, une distinction, aux yeux de vos compatriotes vous n’êtes rien. », de la terreur des tontons macoutes suivie de celle des gangs armés : « De très jeunes garçons, et parfois des filles, étaient enrôlés de force…Ces pauvres gamins avaient du jour au lendemain troqué leur cahier de dessin, leur gomme et leurs crayons de couleurs contre des machettes, des carabines et des kalachnikovs. », et de la brutalité policière : « On lui apprit alors que son fils avait essayé de s’évader au cours de son garde à vue et qu’un jeune policier, paniqué, lui avait tiré dessus (…) Ces fils de pute avaient abattu de sang-froid son petit garçon. »

Le livre s’écrit du point de vue interne d’Elodie Clemenceau, la narratrice, à la fois à la première personne quand elle est impliquée directement dans le récit, et à la troisième personne quand elle parle des autres personnages. Cependant, dans certains endroits, le point de vue semble être carrément omniscient, ce qui démontre une quête de modernité chez cet auteur prolifique (neuf romans, ainsi que des nouvelles et recueils de poèmes). 

Tant dans les thèmes que dans le style, Alex Laguerre est un romancier bien ancré dans son temps et qui exige notre attention. Il écrit avec aise et surtout sans prétention ; donc sans se poser de questions, comme a dit Dany Laferrière en parlant de sa carrière. Dans un pays où l’on ne recense qu’une dizaine de romanciers de métier, n’attendons pas l’approbation du Blanc pour reconnaitre le talent d’Alex Laguerre et sa place dans la littérature contemporaine haïtienne.

Mario Malivert

"Haïti, Petro-Caribe et ses déraisons" de Wilson Laleau

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Publié en novembre 2019, « Haïti, Petro-Caribe et ses déraisons » se compte parmi les nouveautés de Livres en folie 2020. La pandémie de la Covid-19, dévorante de l’actualité, et ceci à l’échelle mondiale, éclipse un tant soit peu ce livre qui, six mois auparavant, occuperait le haut du pavé. Néanmoins le lecteur friand de politique haïtienne fera bien de se procurer de ce livre bourré de données, non seulement sur le fonds PetroCaribe, mais aussi sur l’administration publique, particulièrement en ce qui a trait aux mécanismes de contrôle des dépenses publiques et de financement de projets. Son auteur, Wilson Laleau, ancien titulaire du ministère de l’Économie et des Finances (MEF) et du ministère du Commerce et de l’Industrie (MCI), se donne à cœur joie dans la présentation de ses points de vue sur son rôle et ses responsabilités dans l’utilisation du fonds PetroCaribe et sur la gouvernance économique du pays.


Après le premier chapitre du livre, où il expose les calomnies dont il a été l’objet dans la presse et sur les réseaux sociaux par rapport à sa prétendue implication dans la lapidation du fonds PetroCaribe, Wilson Laleau adresse tout de go la raison d’être de son livre, dès le deuxième chapitre, dont le titre « La vérité sur PetroCaribe » tombe à brûle-pourpoint. 

« Petro-Caribe, c’est quoi ? » 

En 2007, le Venezuela signe avec quelques pays de la Caraïbe, dont Haïti, « un traité de sécurité énergétique » selon lequel il leur donne accès à des « facilités de paiement pour les produits pétroliers », leur permettant de générer un fonds d’investissement appelé fonds PetroCaribe, dont le but est d’ « engager [des] projets d’envergure qui auraient catalysé les investissements privés et servi de base à la relance durable de l’économie » (p. 69).C’est à juste titre que « des citoyens se demandent où sont les métros, les aéroports, les ports, les grands centres industriels, les universités, les grandes zones d’exploitation agricole, les barrages hydroélectriques et d’irrigation, etc. développés dans le pays grâce à ‘cette manne’» (p. 66).

Mis en cause de l’auteur dans la dilapidation du Fonds PetroCaribe

« Le circuit d’une dépense exécutée dans le cadre des résolutions Petro-Caribe n’implique pas moins de quinze étapes. » (p. 36), allant de l’appel d’offres jusqu’au décaissement, et impliquant plusieurs ministères, dont le MEF et le ministère de la Planification et de la Coopération externe (MPCE), et des organismes de contrôel, dont la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA). Le grand argentier « ne gère pas directement des projets. Il n’a pas d’interaction dans le recrutement des firmes ou dans l’établissement des contrats » (p.40). Néanmoins M. Laleau, en sa qualité de titulaire du MEF, a été mis en cause par le CSCCA, dans son premier rapport, pour quatre types d’écart, qu’il rejette de façon véhémente à grand coup d’arguments.

Au-delà des accusations et des manipulations de l’information

Non seulement M. Laleau a démontré magistralement son innocence dans l’utilisation déplorable du fonds PetroCaribe, il a aussi exprimé ses impressions personnelles sur ces fonds qui auraient pu mettre Haïti sur les rails du développement. En voici quelques-unes :

« …on peut dire que ces ressources ont servi davantage comme variable d’ajustement politique que comme instrument de financement du développement. Leur principale fonction a été de garantir la stabilité de la ‘majorité présidentielle’. » (p. 69). 

« La liste impressionnante des projets (409) permet de douter que ces ressources exceptionnelles provenant de PetroCaribe ont été utilisés de manière optimale et suivant un plan stratégique défini. » (p. 65).

« La pression des circonstances et la préférence pour le court terme n’ont pas permis d’utiliser ces ressources comme levier pour établir des mécanismes financiers à la hauteur des défis que nous avions à relever. » (p. 66).

Le parcours de l’auteur dans l’administration publique

La deuxième partie du livre enseigne sur « le métier » et surtout « la mission » d’un ministre en Haïti. L’auteur y retrace son parcours dans le MEF et le MCI, en s’attardant sur les projets de loi de budget, les rapports, les études… qu’il a entrepris et réalisés dans l’exercice de ses fonctions de ministre, pour renforcer les structures de fonctionnement et la performance de ces deux ministères.

Dans « Haïti, Petro-Caribe et ses déraisons », l’auteur s’est évertué en grande partie à ne pas se verser dans la polémique et les contre-accusations. En tant qu’ancien professeur d’université, son livre accuse une approche plus didactique que politique, surtout dans la deuxième partie. C’est un ancien ministre qui se soucie de son legs. Écrit d’un style fluide et direct, le livre se lit facilement, et servira de référence, dans les mois ou années à venir, pendant le procès PetroCaribe qui sera tenu à coup sûr, per fas et nefas.

Wilson Laleau, « Haïti, Petro-Caribe et ses déraisons » (2019), 249 pages.

Mario Malivert

« L’avril des dupes » de Bernard Diederich - 1961 : Année de tous les dangers

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En cette édition virtuelle de Livres en folie, l’opportunité est offerte aux lecteurs de se procurer du livre « L’avril des dupes » (Ed. Deschamps, 2020) de Bernard Diederich, écrivain et journaliste, né le 18 juillet 1926 à New Zealand et mort en Haïti le 14 janvier 2020. Ce livre est traduit en français par Bernier Pierre de la version originale anglaise, « The fools of April : 1961 ».


Les événements et faits divers rapportés et commentés par l’auteur tournent autour de l’année 1961, une année charnière pour plusieurs nations de l’hémisphère occidentale, dont Haïti, la République dominicaine, Cuba, et les États-Unis. L’auteur se réfère aussi bien aux articles publiés dans l’hebdomadaire « Haiti Sun » dont il fut le rédacteur en chef, qu’à ceux publiés dans d’autres médias, tels que New York Times, Associated Press, La voix de l’Amérique, etc. Il utilise aussi ses notes personnelles pour étayer la signification des faits et événements relatés. Ce livre prend tour à tour l’allure d’un traité d’histoire, de journal personnel et de mémoires.

Les premiers pas vers la dictature du Dr François Duvalier

1961 débute avec Dr Duvalier cherchant à désamorcer une grève des étudiants : « Il y avait en janvier 1961 une vague d’antiaméricanisme en Haïti et un soutien pour Castro dans sa lutte politique contre l’Oncle Sam, particulièrement parmi les étudiants haïtiens. L’année avait débuté et ne donnait aucun signe que la grève des étudiants tirait à sa fin. » (p. 20). Cette grève se nourrit de la victoire de Fidel Castro à Cuba et de l’investiture le 20 janvier 1961 de John Fitzgerald Kennedy à la présidence des Etats-Unis. En filigrane, les partis de l’opposition, dont le Parti d’entente populaire (PEP) du médecin et romancier Jacques Stephen Alexis, étaient encore actifs.

Les velléités dictatoriales de F. Duvalier vont se confirmer en avril 1961, quand « il s’est fait proclamer président réélu [pour un nouveau mandat de six ans] dans une élection où il n’était même pas candidat (…) alors qu’il lui restait encore trois ans sur la durée de son premier mandat présidentiel. » (p. 14). Malgré le rejet de cette farce électorale, qualifiée d’élection « la mayòt » par la population, la prestation de serment de F. Duvalier pour un second mandat présidentiel se réalisa le 22 mai 1961 (p. 206).

L’auteur consacre une bonne partie du livre à retracer les arrestations, emprisonnements, et disparitions des opposants, intellectuels, ou simples citoyens par les sbires de Duvalier. Cependant il accorde un chapitre entier à la disparition de Jacques Stephen Alexis. Le 17 avril 1961, Alexis, en compagnie de quatre autres militants fut capturé au Môle SaintNicolas. « …Alexis fut jeté dans une cellule à Fort-Dimanche pour une nuit et le lendemain, selon des camarades prisonniers, ce fut un aller simple, sans retour. Il n’y a pas eu de témoins oculaires des derniers moments d’Alexis lorsqu’on l’a exécuté et qu’on a disposé de son corps, comme de celui d’un animal. » (p. 158).

La fin de la dictature de Trujillo

Pendant que Dr F. Duvalier conduisait peu à peu Haïti vers un régime dictatorial et sanguinaire, les Dominicains, eux, cherchaient à extirper de leur pays le venin du despotisme, incarné par le régime de Rafael Leonidas Trujillo Molina. Le 31 mai 1961, « un groupe de Dominicains courageux avait assassiné le dictateur du pays voisin, le généralissime Rafael Trujillo, mettant fin au règne de 31 ans d’un des plus cruels dirigeants dans les annales de la Caraïbe» (p. 15).

Autres faits saillants de l’année 1961

Plusieurs autres faits saillants ont marqué l’année 1961. L’invasion ratée des exilés cubains à la Baie des Cochons, le 17 avril 1961, pour retirer Cuba du contrôle de Fidel Castro, en est un. On peut citer aussi l’arrestation et l'expulsion d’Haïti du Monseigneur Rémy Augustin, premier évêque catholique haïtien, en compagnie de quatre prêtres enseignants français, en raison des réserves qu’il a exprimées à propos du décret présidentiel du 8 décembre 1960 relatif à la réouverture des classes.

Dans « L’avril des dupes », Bernard Diederich allie son souci des détails, son flair du scoop, ses photos et documents d'archives ainsi que son talent de conteur pour produire un livre palpitant, un mémento des années des dictatures, un manuel de référence pour les générations à venir.

L’avril des dupes. Ed. Henri Deschamps, mai 2020, 510 pages.

Mario Malivert

Mémento de la mauvaise gouvernance en Haïti

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 « Dans un rapport paru en 1992 et intitulé “Gouvernance et développement”, la Banque mondiale définit la bonne gouvernance comme étant la manière dont le pouvoir est exercé pour gérer les ressources nationales économiques et sociales consacrées au développement (…) L’aspect essentiel de la bonne gouvernance réside dans une action gouvernementale prévisible, transparente et éclairée, dotée d’une bureaucratie imbue d’éthique professionnelle et d’un exécutif comptable de ses actions », lit-on dans un document du Fonds International de Développement Agricole (FIDA). Dans cette définition l’on peut déceler certains piliers de bonne gouvernance : gestion saine des ressources nationales, transparence, équité, intégrité, responsabilité, reddition de compte, etc.


Dans son livre, « Haïti 1986 – 2016, Trente ans de mauvaise gouvernance », Lemoine Bonneau retrace les faits marquants des gouvernements tant élus que de facto de cette période. Malheureusement, la majorité de ces faits représentent les symptômes d’une maladie chronique, à savoir la mauvaise gouvernance, résultant au statut d’Haïti, dans le concert des nations, comme l’un des pays les plus pauvres, les plus faibles institutionnellement, et les plus corrompus.

Le développement étant un corollaire de la bonne gouvernance, on comprend bien pourquoi la mauvaise gouvernance des administrations de 1986 à 2016, ne peut que générer l’enlisement du pays dans le sous-développement. Durant les années de la dictature des Duvalier, le peuple haïtien caressait en silence, dans sa résilience coutumière, le rêve d’une nation moderne et démocratique. Au lendemain du 7 février 1986, les acteurs politiques auraient dû se lancer corps et âme vers la concrétisation de ce rêve. Une nouvelle constitution reflétant cette vision s’imposait alors. Malheureusement, malgré sa ratification en 1987, les leaders tant civils que militaires, de 1986 à 1991 (chapitres I à IV), aussi bien qu’après, au lieu de veiller à son application stricto sensu et établir les différentes normes et institutions qu’elle préconise, s’adonnent plutôt à une lutte féroce pour le contrôle du pouvoir, au détriment des velléités modernes et démocratiques du peuple.

Aucun projet de société

Avec l’élection de Jean Bertrand Aristide (JBA) en décembre 1990 et son installation le 7 février 1991 (chapitres V et VI), l’espoir d’une nation moderne et démocratique renaît. Après les premiers mois euphoriques, les éléments de mauvaise gouvernance ne tardaient pas à se manifester : « le président élu n’avait aucun projet de société et le Premier ministre [René Préval] n’avait défini aucun plan directeur pour les ministères (…) Il s’agissait d’une nouvelle équipe gouvernementale animée de la bonne volonté de changer le destin du pays, mais qui n’était guidée ni par un fil conducteur ni par une feuille de route. » (p. 50). Ainsi avec l’absence d’un programme de gouvernement, comment peut-on établir un cadre transparent de gestion des ressources de l’État et se lancer dans des projets de développement durable ? Plus tard, le manque de cadre juridique et la violation des normes établies par la Constitution de 1987, éléments de bonne gouvernance, va miner les rapports de l’Exécutif avec le Parlement et engendrer des crises politiques incessantes.

Du chapitre VII au XII, couvrant la période du coup d’état de 1991 au retour au pouvoir le 15 octobre 1994 de JBA, les militaires et leur cortège de gouvernements provisoires ont cassé le faible élan du pays vers une normalisation de la gouvernance. Jean Bertrand Aristide, fort de ses « trois ans et quinze jours » de réflexion (et d’expérience) en exil, allait-il mieux faire en terme de bonne gouvernance ? L’auteur énonce deux faits plaidant en faveur d’une réponse négative : 1) Le manque de transparence dans l’utilisation des fonds alloués aux « Petits projets de la présidence…pour récompenser des organisations de base, des institutions et des proches collaborateurs. (p. 119), et 2) La loi sur les réductions de taxes sur les produits agricoles et autres produits comestibles, sous la pression du Fonds Monétaire International (FMI) : « A travers cette loi, l’économie haïtienne devint l’économie la plus libérale de toute l’Amérique. Tous les produits agricoles des États-Unis et de la République Dominicaine allaient vite envahir le marché haïtien au détriment de la production nationale. » (p. 120).

Le chapitre XIII introduit le premier gouvernement de René Préval, le 7 février 1996. « Les réformes économiques et la relance de la production agricole constituaient les deux grandes priorités du chef de l’Etat. » (p. 126). La bonne gouvernance avait-elle une chance avec un président qui en qualité de premier ministre sous la première présidence d’Aristide « n’organisa aucun conseil de Cabinet durant les sept mois de sa gestion comme chef de gouvernement. » ? (p. 50). Pour l’axe des réformes économiques, la privatisation de deux entreprises publiques (Minoterie et Ciment d’Haïti) sous la pression du FMI ne fait que saper davantage la production nationale. Quand au deuxième axe, la réforme agraire n’a pas débouché sur la relance de l’agriculture. De fait, des « émeutes de la faim » vont perturber le gouvernement de Jacques Edouard Alexis et aboutir à sa fin par un vote de censure du Parlement.

Le deuxième mandat de JBA (chapitre XII), débutant le 7 février 2001, en plein cœur d’une crise électorale qui va en s’aggravant, sous la roulette de différents groupes de l’opposition ou de pression, noyant ainsi tout souci de bonne gouvernance, va prendre fin, comme le premier, avec la démission forcée du président et son départ pour l’exil le 29 février 2004. En fait, de 1996 à nos jours, donc de la première présidence de René Préval jusqu’à celle de Jovenel Moïse, deux éléments basculent les administrations dans des crises politiques récidivantes, rendant caduque tout projet de bonne gouvernance : les rapports désastreux de l’Éxécutif avec le Parlement et l’obsession de contrôler le processus électoral.

Sous la présidence de Joseph Michel Martelly (chapitre XXI), le Premier Ministre Laurent Lamothe a joui de mai 2012 à décembre 2014 d’une rare période de stabilité politique, pendant laquelle, avec les fonds Petrocaribe, il a entrepris des centaines de projets qui auraient pu placer le pays sur les rails du développement, mais comme nous le rapporte Lemoine Bonneau : « Le gouvernement Lamothe ne lançait des opérations que pour le court terme (…) [Il] n’avait aucun plan de développement pour le pays. La vision de développement d’un pays se mesure dans le long terme à partir des axes programmatiques sur le moyen et le long terme. » (p. 238).

« Haïti 1986 – 2016, Trente ans de mauvaise gouvernance » de Lemoine Bonneau, un livre à lire par tous les Haïtiens, particulièrement par ceux qui occupent actuellement des postes de responsabilités et ceux qui se préparent à entrer dans l’administration publique. Il nous faut gouverner autrement, dans l’intérêt de la nation. Les pouvoirs exécutif, législatif, et judiciaire doivent pouvoir fonctionner harmonieusement, sans empiètement d’un pouvoir sur les précis constitutionnels des autres. Il y va de notre avenir.

BONNEAU Lemoine, « Haïti 1986 – 2016, Trente ans de mauvaise gouvernance », 263 pages, Imprimeur S.A, Port-au-Prince, 2017.

Mario Malivert

La misère sous la plume de Clitandre et de Pierre-Dahomey

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En Haïti, une bonne partie de la population vit dans la misère et l’insalubrité. Il suffit de visiter les bidonvilles des métropoles du pays pour observer le reflet de la faim et de la déficience sur le visage blême des adultes et les yeux vides des enfants. Longer une avenue de Port-au-Prince ou de Carrefour, surtout le lendemain d’une averse, vous place en plein dans la crasse, la saleté des rues submergées par de l’eau boueuse, les trottoirs disparus sous des couches d’immondices, les chiens errants fouinant dans les monts de déchets, les cochons…Ce triste tableau, malheureusement tout ce que connaissent les habitants de certains endroits du pays, leurs horizons ne dépassant pas les bouffées de fumée grise s’échappant des détritus ou de l’eau trouble et nauséabonde du ravin qui encercle leurs taudis, tenterait bien de nous persuader qu’un tel vécu ne pourrait qu’engendrer un esprit bafoué, abruti, enfoui dans les tréfonds sinistres du mal-être, et apte à être berné, abusé, et manipulé par des apprentis-politiciens, des faux-prophètes de tout acabit, des chefs de gang déguisés en leaders communautaires. Nos artistes laissent souvent transpirer cette déconfiture de la vie dans leurs œuvres. Voyons comment Pierre Clitandre et Néhémy Pierre-Dahomey ont consigné cette précarité du quotidien dans les deux romans ci-dessous.

Pierre Clitandre, « Cathédrale du mois d’août », Ed. Rupture, 2013

Dans ce roman qui garde encore toute sa fraîcheur et sa pertinence, même quarante ans après sa première édition (1980), Pierre Clitandre plonge les yeux dans le vécu ingrat des habitants d’un bidonville anonyme situé non loin du bord de mer et des manufactures. Les « déracinés », comme il les appelle, vivent dans des bicoques, dont l’une « avait une porte verte qui donnait sur le corridor, une fenêtre sur le ravin, un trou dans le toit pour la pluie, les étoiles, le serin et les rats… » (p. 34). Donc une construction bancale, à la merci des intempéries, infestée de toutes sortes d’animaux nuisibles, vecteurs de microbes.


L’auteur décrit l’un des « déracinés » en ces termes : « L’homme traînait dans la poussière, à l’aide d’une corde qu’il passait sur son épaule, le coffre à bois qui avait la forme d’un cercueil. Entre la chaleur et les mouches, des groupes de mendiants se reposaient à l’ombre des cahutes. Les uns dormaient et rêvaient de choses tristes ou parlaient dans leurs songes ou urinaient dans leurs pantalons rapiécés. D’autre s’occupaient de leurs enfants enveloppés dans de vieux langes, qui tétaient des seins aplatis sur des poitrines osseuses. » (p. 70). Dans ce passage se suivent les éléments évoquant la pauvreté : cahutes, poussière, chaleur, mouches, mendiants, choses tristes, pantalons rapiécés, vieux langes, seins aplatis et poitrines osseuses.

Dans d’autres passages, Pierre Clitandre brise la grisaille du paysage par le recours aux lauriers : « Depuis le temps où l’on avait séché la longue mare de boue puante, nettoyé la région des excréments qui l’infestaient, enfumé les soirs pour chasser les moustiques et empêché les gens d’aucabiner ici et là, des lauriers poussaient aux devantures des maisonnettes blanchies à la chaux… » (p. 74) ou par l’entremise d’envolées poétiques où la beauté des éléments naturels contraste avec la crotte du quotidien : « Chaque flaque d’eau serait empoisonnée si elle reflétait une étoile. Chaque béquille de mendiant serait brisée si elle montrait la lune (…) Mais il y avait tant de clartés d’étoiles tant de quarts de lune… » (p. 98).

Néhémy Pierre-Dahomey, « Rapatriés », Atelier Jeudi Soir, 2018

Dans ce premier roman d’un jeune auteur, le quartier est cette fois-ci nommé et défini : « Les jours passaient sur Rapatriés, qui n’était en fait qu’une bourgade asymétrique d’une soixantaine de toits lâchés de tous côtés. Une sorte de province urbaine de Les-Miracles, elle-même province de Cité Soleil, parce qu’on a toujours plus petit que soi. Vus de haut, ces jets de maisonnettes prenaient la forme d’une oasis fatiguée, au milieu d’une zone semi-saline et de verdures épineuses dissimulées sous le gris. La poussière faisait des siennes le jour, les moustiques prenaient le relais la nuit. » (p. 29). Ici encore se voit la mention de maisonnettes, de poussière et de moustiques pour décrire la misère.

La pauvreté est quelque peu masquée par la richesse de la vie intérieure des personnages, leur octroyant un brin de dignité. Par exemple, à l’intérieur des maisonnettes, le mobilier modeste mais existant témoigne d’un effort de réaliser une certaine normalité : « Une table en acajou sans fioritures ; une façon de lit derrière le rideau de séparation ; un vaisselier en fer qui exprimait sa désolation d’exister et qui supportait sur ses os cinq assiettes, quelques cuillers, trois gobelets et un seau, le tout fichu dans une cuvette sale : voilà toute la commodité du nouveau logement. » (p. 21).

Dans les deux romans, les auteurs ne glorifient pas la misère ni n’en font l’apologie. Ils l’acceptent, la constatent tout simplement, et la présentent telle qu’elle est ou pourrait être. Si Clitandre se montre cru dans ses descriptions, l’emploi de fables et d’allégories, que l’on peut attribuer au réalisme merveilleux, rend la réalité décrite plus ou moins digestible au lecteur. Pierre-Dahomey, de son côté, anime ses personnages de rêves et de projets qui nous font oublier la précarité de leurs vies. En outre, il élargit le cadre du roman et approfondit son point de fuite, en contrastant le paysage de Rapatriés peuplé de taudis à celui de Dijon, en France, avec ses châteaux à Mâlain ou à Baume-la-Roche.

Les personnages ne se résignent point à leur triste sort. Dans « Cathédrale du mois d’août », « les déracinés » finissent par se révolter contre les sbires du régime totalitaire qui protègent les propriétaires de manufactures ; et dans « Rapatriés », les gens tentent de quitter le pays par la mer, sur des esquifs légers, mais sans succès, et recourent plus tard à l’adoption de leurs enfants par des familles étrangères, afin de leur assurer un avenir meilleur.

Mario Malivert

L’amour au temps du communisme

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Dès les premiers poèmes du recueil, Ricarson Dorcé convoque l’amour dans le cadre de l’un des dogmes fondamentaux du communisme, la mise en commun des biens : « Ton corps ne t’appartient plus. / Mon corps ne m’appartient plus. / Le corps devient une propriété collective. » (p. 6) ou « Le bout de tes lèvres est un bien commun. » (p. 8). Il s'agit ici  d'une tentative d’allier amour et communisme, mais avec un élan de libertinage : « Je désire toutes les femmes que je rencontre » (p. 9).


Dans ce recueil, Ricarson Dorcé rejoint Paul Éluard, Louis Aragon, Pablo Neruda, Jacques Roumain, etc. dans le cercle des poètes communistes. Il vivifie ce courant si imposant au XXe siècle, mais qui a perdu un peu de son attrait au siècle présent. Tout comme ses illustres prédécesseurs, le poète parle de cause sociale, de l’athéisme : « Le communiste a la haine des dieux hypocrites » ou « Je déteste les dieux », de prolétariat : « un sourire prolétarien », de « la guerre contre les injustices sociales », « de l’utopie émancipatrice », « des multinationales gourmandes »,  du capitalisme : « Le capitalisme est trop sauvage », de l’impérialisme, de la liberté, de la faim : « La faim est un crime contre l’humanité », et de la propriété privée : « Tout propriétaire est un assassin », etc.

Le poète s’inscrit contre l’appât du gain, le profit à tout prix, les guerres motivées par l’argent. « Les requins-tigres sont insatiables », clame-t-il pour parler des va-t-en-guerre. Il exhorte les marginalisés à ne pas pardonner « aux guerres coloniales et autres calamités ! », qui d’ailleurs le rendent malade : « je suis malade de toutes ces guerres / que le monde a connues. / Main basse sur les richesses / d’une planète réduite à l’indifférence. » Il invective les multinationales : « La terre n’appartient pas à ces multinationales gourmandes. / La terre nous appartient. » (p. 20).

C’est d’un style direct, simple, et même prosaïque, que Ricardon Dorcé expose sa vision du communisme. Le message prime sur la forme. Même les évocations amoureuses ou érotiques semblent servir de prétexte pour exprimer son credo. Souvent, les thèmes sont simplement évoqués, et le poème s’essouffle par manque d’élaboration. Néanmoins, la poésie de Dorcé ne manque pas de charme. Il nous surprend souvent avec des calembours et des figures de style (parallélisme et symploque) : 

« Les fous sont parfois heureux / les heureux sont parfois fous » (p. 26)

« Tes lèvres mangent mes lèvres / Mes lèvres mangent tes lèvres » (p. 28)

« La nuit est admirable dans un silence admirable » (p. 30)

« Le paradis est dans mon corps / Dans ton corps / L’enfer est dans mon corps / Dans ton corps » (p. 42)

« L’amour est comme le temps. / Le temps est comme l’amour / L’amour du temps / Le temps de l’amour » (p. 45).

« Journal d’un communiste amoureux » (Ed. Jebca, 2017).

Mario Malivert

« L’étoile Absinthe » de Jacques Stephen Alexis

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Quelle joie de lire « L’étoile Absinthe », le roman posthume de Jacques Stephen Alexis, publié en 2017 par Zulma, soit 56 ans après la mort de l’auteur ! 


Le livre s’ouvre sur le chapitre Infra-Rouge, dont les mots manquants du premier paragraphe, publié tel quel, avec un espace vide qui tente le lecteur à deviner les mots absents, traduisent bien la circonspection des éditeurs à respecter et honorer l’intégralité et l’originalité du manuscrit. L’Églantine, de son vrai nom Eglantina Cavarrubias y Perez, l’héroïne du roman « l’Espace d’un cillement », se retrouve loin de Sensation Bar, dans un taxi en direction de la Pension Colibri, où elle va tenter de laisser derrière elle sa carrière de fille de joie pour « laver toutes ses attitudes familières à la grande rivière purificatrice du travail, passer son corps à l’eau lustrale de l’honnêteté, rincer ses yeux à l’indigo de la vérité et de l’amour… » (p. 24 et 133).

C’est une Églantine épuisée mentalement et physiquement qu’Alexis peint avec la minutie d’un chirurgien, donc à grand renfort de détails, et une écriture leste, riche et palpitante : « Elle se mord les lèvres jusqu’au sang, elle se roule, frappe le crâne contre le sol à coups redoublés, labour (sic) le plancher de son front, s’arrache les cheveux, essaie d’agriffer les lames du parquet, se déchirant ainsi la cuticule des ongles aux éclisses. » (p. 20). 

Quelques heures après son arrivée à la pension, lors de son premier déjeuner, l’Églantine rencontre Célie Chérie qui lui propose de devenir son associée dans un commerce de sel. Il leur faudrait aller à Grande Saline pour acheter le sel : « On ne ferait que louer le voilier en commun. Chacune se fournirait en sel selon son cash… », explique Célie (p. 34). Ainsi l’auteur va consacrer les derniers paragraphes du premier chapitre et le reste du livre à décrire ce voyage qui va se révéler périlleux. « C’est le naufrage à peine la voilure hissée pour l’aventure, sitôt le port quitté, avant même que d’avoir affronté les hasards de la haute mer, les sargasses, les vrais périls », augure l’auteur à la page 19.

A bord du voilier Dieu-Premier, les protagonistes vont révéler leur vrai visage. Célie ne tarde pas à rejoindre le subrécargue dans sa cabine, question d’adoucir la traversée ou de se forger un allié sûr au cas où les choses tournent au vinaigre. « Moi, j’ai choisi la solitude, les actes libres, brefs et sans lendemain qui assurent ma quiétude », avance-t-elle pour élucider son comportement. L’Églantine, elle, stoïque, reste allongée « sur le Château-Gaillard d’arrière […] empoignée par la corrida des souvenirs. » Au fin fond de la tempête, quand la mort semble imminente, l’un des marins, Hiram, invoque le Dieu judéo-chrétien et récite des psaumes ; un autre, plus tard, Lanor, implore Agouet’Arroyo, « le terrible Loa des eaux, le Souverain dieu vaudou des océans » (p. 96).

Au grand dam des lecteurs de Jacques Stephen Alexis, « L’étoile Absinthe » est et restera inachevé. Même la dernière phrase du roman demeure suspendue dans sa course, sans un signe de ponctuation : « L’Eglantine s’arrête, se couvre les yeux de la main ». Néanmoins, ce roman a sa place parmi les chefs-d’œuvre de ce brillant médecin et écrivain haïtien, fauché en avril 1961, à l’âge de 39 ans, au sommet de son art. 

Mario Malivert

Au temps du Covid-19, « la foi judéo-chrétienne à la croisée des chemins »

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Comment Dieu, s’il existe vraiment, peut-t-il laisser l’humanité aussi désarmée face aux ravages du virus corona ? Comment l’église chrétienne peut-t-elle se trouver sans défense, et obligée à fermer ses portes face à la propagation du virus ? Où sont les prophètes, les pasteurs et les évangélistes ? Où est ce Dieu omnipotent qu’ils professent ? Le livre du Dr Jean Duthène Joseph, « La foi judéo-chrétienne à la croisée des chemins » (Ed. Jebca), peut bien nous aider dans ces temps difficiles à répondre à ces questions tendancieuses pour certains mais pertinentes pour d’autres. Il se propose « d’éveiller l’esprit du lecteur et lui impartir une nouvelle vision de l’action divine dans notre monde et de la vérité, savoir que, Dieu s’intéresse à tous les humains et que c’est lui qui mène l’Histoire. » (P. 18).

Selon le site Internaute, l’expression « A la croisée des chemins » est utilisée « dans un sens figuratif pour évoquer un moment où une personne doit faire un choix, le plus souvent délicat. » En ces temps postmodernes, la foi judéo-chrétienne, subissant les assauts de l’humanisme, de l’athéisme, et même de la notion du surhomme de Nietzsche (P. 90-97), se trouve bien à la croisée des chemins, d’autant plus que la pandémie du Covid-19 a porté plus d’un à questionner l’existence de Dieu.

Pour définir la foi, l’auteur cite L’Encyclopédie Biblique en ces termes : « La foi (…) est une conviction fondée sur la Parole de Dieu ; l’adhésion de l’esprit aux vérités que Dieu nous a révélées, elle exige un acte de soumission de la part de la volonté de celui qui reconnait la véracité de la révélation divine. » (P. 59). L’authenticité de la foi repose sur les attributs de Dieu. A travers les faits bibliques et historiques, Dieu se montre engagé dans les moindres entreprises de l’homme : « Il est Celui qui mène l’histoire. », contrairement à ce que prône le déiste : « ce Dieu absentéiste n’a rien à voir avec le fonctionnement de l’univers qu’il a créé, y compris l’homme. » (Page 72), ou ce qu’enseigne le vaudouïsant haïtien pour qui Dieu, qu’il appelle Grand Maître, « est un Dieu lointain ; c’est la raison pour laquelle l’homme ne peut s’approcher de lui que par l’intermédiaire des mediums, appelés aussi, suivant le milieu : loa, mystères, saints, anges, etc. » (P. 73). Dieu est omniprésent, « Il est présent partout et à la fois dans son univers » (P. 74). Il est aussi transcendant, « Il n’est pas limité au cadre que nous appelons la nature, mais il est infiniment exalté au-dessus d’elle. »

Mais la foi en ce  Dieu « éternel, omniscient, omnipotent, et omniprésent. » et plein d’amour pour les humains, vacille quand le monde fait face aux souffrances. L’on se demande comment Dieu peut-t-il rester silencieux, lointain, indifférent face à la souffrance de l’humanité, et particulièrement de celle de la multitude des chrétiens qui ont mis leur confiance en Lui. L’auteur cite un commentaire rapporté par Timothy Keller dans son livre « La raison est pour Dieu » : « Je ne crois pas, tout simplement, dit-elle, que le Dieu du christianisme existe. Dieu permet de terribles souffrances dans le monde. Par conséquent, il est soit tout-puissant mais pas assez bon pour mettre un terme au mal et à la souffrance, soit parfaitement bon, mais pas assez puissant pour mettre un terme au mal et à la souffrance. Dans un cas comme dans l’autre, le Dieu tout-puissant et parfaitement bon de la Bible ne peut exister. » (P. 114).


Dr Jean Duthène Joseph réfute cette déclaration en soutenant que Dieu a créé l’univers dans un état bon et parfait : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait et voici, cela était très bon. [Genèse 1 :31] » (Page 115). Et il ajoute : « C’est le mal qui est à l’origine des souffrances que connait notre monde. » Théologiquement, le mal présente deux composantes : « le mal physique/naturel et le mal moral ». Le mal moral est introduit dans le monde—un monde créé bon et parfait, donc sans souffrance—par le péché originel quand, dans le jardin d’Eden, Adam et Eve ont désobéi l’ordre de Dieu et ont mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. « Donc, c’est l’entrée du péché originel dans le monde (le mal moral), qui est à la base du mal physique/naturel…qui s’exprime à travers les catastrophes naturelles, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, les tsunamis, la souffrance, etc. » (P. 114) et les pandémies, dont celle du Covid-19.

Néanmoins, même si Dieu n’est pas à l’origine des souffrances, il permet au chrétien d’en faire l’expérience. Pourquoi ? « …afin que nous nous sentions dépendants de lui » selon Jean Calvin ; afin de renforcer notre connaissance de ses attributs, comme c’est le cas pour Job: « Je reconnais que tu peux tout, et que rien ne s’oppose à tes pensées—Mon oreille avait entendu parler de toi ; mais maintenant mon œil t’a vu. » [Job 42 :2, 5-6] (P. 122) ; afin de nous éveiller de notre torpeur spirituelle : « Dieu murmure dans nos plaisirs, il parle dans notre conscience, mais sa voix devient clameur dans nos peines. » (P.123), selon C. S. Lewis cité par l’auteur ; et afin de nous rappeler qu’à la fin des temps, il créera « de nouveaux cieux et une terre renouvelée (…) [où] il n’y aura ni cri, ni douleur, ni maladie, ni souffrance, car la mort ne sera plus. » (P. 123).

Mario Malivert

mariomalivert@yahoo.com