Evelyne Trouillot recourt à la mémoire pour endiguer les affres du passé

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Trois personnages impliqués dans les méandres du passé, voilà ce que nous livre Evelyne Trouillot dans « La mémoire aux abois », et deux narrations, l’une en italique, à la troisième personne, qui parle de la femme du dictateur Fabien Doréval, l’autre en caractères droits, à la première personne, qui parle de Marie-Carmelle, dont le mari fut assassiné aveuglement par les sbires du régime duvaliériste et qui était forcée de quitter incognito le pays en compagnie de sa fille, Marie-Ange, la narratrice. Un jour, à Paris, dans l’hospice où elle travaille comme aide médicale, Marie-Ange tombe sur une nouvelle patiente qui lui est confiée, Odile Savien Doréval, la femme de l’ancien dictateur: « Même si je n’étais pas la fille de Marie-Carmelle qui a porté toute sa vie les horreurs de la période duvaliériste, j’aurais reconnu le visage de cette femme. Comment l’oublier ? »

L’auteure utilise des noms d’emprunt pour les villes et les personnages, certains encore vivants au moment de la parution du livre, pour insister sans doute sur le statut fictif du livre, mais les similitudes criantes en font un exercice assez vain. Par exemple, Haïti devient Quisqueya, Port-au-Prince Port-du-Roi, Duvalier Doréval, ainsi de suite. D’ailleurs, les dates restent inchangées, de même que les événements marquants de 1957 à 1986. Toutefois, selon Yves Chemla, Evelyne Trouillot utilise ses noms d’emprunt pour « rappeler la distance qui sépare le roman de l’histoire, de façon à bien situer la place depuis laquelle cette histoire est racontée ».

Dans la mémoire aux abois, ce qui intrigue est l’intensité, la profondeur, la justesse de la description de la psyché d’Odile Savien Doréval, attribuée en 1961 avec le titre officiel de gardienne de la révolution, de même que ses motivations et son insécurité. L’auteure a eu des heures d’interview de cœur à cœur avec la veuve du dictateur ou bien elle a tout imaginé, se basant sur les actes publics ou privés de la gardienne. Des deux scénarios, le deuxième parait le plus plausible, et si c'est bien le cas, bravo Mme Evelyne Trouillot, un véritable tour de force !


Et c’est ce qui fait la puissance du roman : exposer le point de vue de la veuve du dictateur, celle qui a vécu les atrocités du régime, qui a supporté son mari, « le Défunt », celle qui s'appuie sur des raisonnements erronés pour justifier les assassinats, les tortures au Fort-Décembre, les exécutions publiques, les disparitions, le bâillonnement de la presse, la présidence à vie, l’ostracisme qui sévit sur les voix discordantes. Ses propos dithyrambiques sont légion : « C’est qu’il savait parler, le Défunt, sa voix inimitable transformait sa parole en vérité première. » (p. 46) ou « La devise des 3D convenait parfaitement : Dieu, le grand architecte de l’univers, Desravines, artisan suprême de la liberté, et bien entendu le Défunt, l’Architecte de la nouvelle Quisqueya. » (p. 17).

L’autre narration retrace le parcours de Marie-Carmelle, tel que confié à sa fille Marie-Ange à travers de multiples conversations, comme pour l’incruster de façon indélébile dans la mémoire de sa fille, de son enfance à Quisqueya à sa mort en terre étrangère, après une vie passée à pleurer le meurtre de son grand frère Jean-Édouard et de son mari, tous deux victimes du régime sanguinaire des Doréval, à un point tel que Marie- Ange, affectée par l’histoire de sa mère, eut à écrire : « Je veux vivre. Sans cette charge oppressante qui m’a été léguée. Sans peur et sans angoisse que celles que la vie m’amènera au rythme du temps présent. » (p. 137).

Ce roman publié en 2010, vingt-quatre ans après la fin de la dictature en Haïti, est peuplé de fantômes qui hantent encore les dédales de notre quotidien. De temps à autre, ils brandissent leurs têtes hideuses pour suggérer un retour à la pensée unique, à l’intolérance, à l'accumulation des pouvoirs de l’État, à la lubie d’être le seul détenteur des clés du sauvetage de la nation. 

Ce roman démontre combien tortueux est l’esprit de l’homme. On peut trouver des justifications à tout, même à ce qui est le plus odieux. À chacun son point de vue, même quand ça frise l’indécence.

Mario Malivert

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