Jean-Dany Joachim pleure sur son quartier

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Jean Dany Joachim aime la poésie. Certains poètes écrivent des poèmes qu’ils ne disent point, qu’ils oublient dans les tiroirs, qu’ils méprisent comme de vains balbutiements de leur âme tourmentée. Ils écrivent juste pour écrire, mais non pour vivre le poème. C’est comme conquérir une femme juste pour l’avoir à ses côtés, pour parader avec elle dans les rues et dans les fêtes mondaines, mais pas pour célébrer les bons jours et endurer les mauvais jours avec elle. Jean-Dany Joachim, lui, vit de poèmes, se laisse envoûter par la poésie… d’ailleurs il a créé une plate-forme, City Nights Reading Series, très prisée à Cambridge, MA, où il invite les amants de la poésie à déclamer leurs odes.

Dans « Quartier » (Ed. Jebca), son quatrième recueil de poèmes, Jean Dany Joachim chante la nostalgie de son quartier. Lamentin 54 peut-être, auquel il dédie ce livre. Il aime le quartier de son enfance d’un amour viscéral. Il chante ses cases : « Chaque case couvait son propre secret », sa longue rue « qui s’acheminait à la mer », ses « champs de riz, patates, et maïs […] de mazonbèl, de canne à sucre ». Il se lamente sur la décimation des « wanganègès », des « lougawous », de « l’innocence des jours simples », des soleils qui ne réchauffent plus. 

Dans ce livre publié en 2016, le poète prédit en quelque sorte les jours sombres, le règne des gangs sur ce quartier, son statut actuel de no man’s land : « Les mots sont morts, dit-on / Ça fait déjà longtemps. / Seule résonne encore dans le quartier / La voix des fusils ». Plus loin il décrit cette zone de non-droit  en ces termes sinistres : « Des balles / Des cris / Du silence / Des tourments / Ma ville boit ses larmes / Sans murmurer. / Ses yeux se ferment / Sur ses rêves / Et elle se noie / Dans sa foule et / Ses angoisses. » (P. 35).

Un poète se nourrit de plusieurs amours. A part son quartier, Jean Dany Joachim célèbre les éléments naturels, tels la mer : « La mer m’attendait / Calme et sage / Avec toute sa magie et ses secrets. », le ciel : « Qu’il est heureux ! dit la terre / Le ciel avec son paradis de merveilles », la lune : « Et j’ai passé la nuit entière à penser au bonheur. / La lune dormait dans mes bras, / et rêvait d’éternité », et les étoiles : « C’est le pays des étoiles qui chantent ».

Jean Dany Joachim fait partie du nombre restreint de ces poètes qui s’enivrent de poésie. Il me rappelle bien Danielle Legros Georges, 2017 Boston Poet Laureate, James Noël, et Georges Castera qui a fait récemment le grand saut, des poètes qui ont dédié leur vie non seulement à écrire de la poésie, mais aussi à la promouvoir, à la présenter aux futures générations, à la maintenir pertinente dans un monde qui de plus en plus s’éloigne de la Muse, du langage des dieux.

Mario Malivert


« Le chant des nébuleuses » de Denise Bernhardt

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Une jeune poétesse qui chante l’amour accouche souvent une poésie mièvre, à l’eau de rose, oubliée aussitôt qu’on ferme le livre. Mais quand une poétesse de carrière, de la trempe de Denise Bernhardt, chante l’amour, on en vient à percevoir les lieux communs de la sensualité, de la tendresse, et même de la passion sous d’autres prismes, d’autres registres. On en vient à rêver encore d’amour, à sentir le tumulte du cœur à l’approche de l’amant, à se trémousser d’aise, de plaisir. Il est possible encore d’aimer passionnément. Il est possible encore de se laisser aller, de se laisser happer par les effluves des sens, de se laisser bercer et berner…de n’être plus sur ses gardes, de se laisser gagner par la luxure.

Le chant des nébuleuses, publié en 2016 par les Editions Jebca dans sa collection L’Immortel, est le douzième recueil de poèmes de Denise Bernhardt. Le livre contient cinq chapitres.

Le rituel

Le rituel, le premier chapitre du livre est un long poème d’amour où, dans un style simple, limpide, fluide même, la poétesse laisse parler son cœur. Dans les premiers textes, le ton est doux, sensuel, les joies de découvrir l’autre, d’explorer les monts et vallées, sillons et couloirs de son corps, manifestes, comme aux premiers jours des idylles, quand tout est rose, tout est suave : « Quand tu dors avec son corps blotti /Dans le berceau de son amour ». La sensualité est proche, pendue à la lisière des vers, et l’être aimé, un adonis qui vient des tropiques : « Alors je glisserai mes doigts / Sous ta chemise ouverte / Où bruissent les palmes / Et les oiseaux de ton pays ».

La poétesse enivrée de passion se donne à cœur joie dans les ébats érotiques, montrant ainsi qu’elle n’est pas la nébuleuse du titre, son amant si : « Je viens telle une vague / Effleurer tes grèves / Enroule-moi d’écume / De grâce juvénile / Donne-moi le sel et le feu / De tes baisers ». Sûre de son emprise sur lui, elle se paie un brin d’outrecuidance : « Elle t’attend / Sachant que la vague / N’oublie jamais son rivage. » Mais très vite elle va se sentir délaissée pour une autre femme, plus jeune peut-être : « Ce soir elle est ta petite / Et je n’existe plus. » Mais finalement, tout revient comme avant, l’amour triomphe : « Mais toujours en moi / Tu jettes l’ancre, tu arrimes ton histoire / Dans le jaillissement de la vie, / Qui unit le sang blanc au sang noir. » Pas si vite, il va quand même la quitter, pour retourner dans « sa ville-poussière » : « Tap tap, ta voix qui se perd […] Discordances. / L’espace se distend / Dans cette vie que tu traînes / Et qui t’entraîne à contre amour […] Et tu n’as jamais retrouvé / Ce goût de France sous ta langue. »

Ma nacelle de rêves

Dans ce chapitre la sensualité est encore au rendez-vous: « Je n’ai pas dit tes reins serpentaires / Qui pénètrent, fauves, / L’antre de l’ultime douceur. » autant que la jalousie : « Je te pardonne les nuits / Vos corps tracés de pierre noire / Rivés l’un à l’autre ». Et tout comme dans le chapitre précédent, le texte conclut avec ces vers lugubres : « Je m’en vais irrésistiblement / Sans avoir connu tes caresses / Ni la passion de tes baisers ». L’amour finit par mourir, ce qui nous rappelle ces vers d’Oswald Durand, « amour d’un jour ou d’une année. C’est toujours de l’amour défunt. »

Les heures bleues

Dans ce chapitre la poétesse se lamente sur les heures sombres d’un amour en perte de vitesse, dont le présent est miné : « Les grèves où tout s’efface / Ont bu / Les traces de nos pas / Il ne reste même pas / Les roucoulements / Des tourterelles en amour. », qui se conjugue au passé : « Chaque soir tu me donnais des mots / Qui te conduisaient nu / Jusqu’à moi. » et au futur : « Je prendrai des morceaux de ton cœur / entrelaçant des fleurs d’améthystes / A des tiges d’opale. » Les vers regorgent d’interdits, masquant la jalousie ou l’insécurité face à une rivale plus jeune : « Il a suffi du sourire enfantin / De ses dix-huit ans, / De son corps qui tremblait […] Pour que tu deviennes fou / D’orages lactescents / De baisers de pluie / D’étreintes qui ne veulent pas mourir ».

Psyché

Dans le quatrième chapitre, la sensualité est à son paroxysme. Le langage se défait des euphémismes pour jaillir de façon crue, cinglante : « Mes mains te dépouillèrent de ton écorce, / Libérant la racine turgescente / De sève germinale. » ou « Sur la crête de l’aube / Elle voulait / S’étendre contre lui / Pour faire naître les ruisseaux / Frissonnants, / Défaire ses entraves / Pour caresser la hampe douce / Où s’érige l’orchidée de la vie. » ou encore « Chaque grain de la peau / Une saveur première, / Tandis que renaît doucement / Ton sexe dionysiaque, / Qui libère en mon corps / L’or des nébuleuses. »

La terre est un seul pays

Dans les premiers poèmes du cinquième et dernier chapitre, la poétesse laisse de côté l’amour, temporairement, pour chanter la souffrance des immigrés « Liés par d’invisibles chaînes / Prisonniers sans murailles, » des refugiés humiliés dans « notre République » où « On traite mieux les chiens / Qu’un homme qui a fui / La guerre et l’étau de la peur. », des enfants avortés, « ceux qui n’eurent pas le droit de vivre. »

Dans « Le chant des nébuleuses », Denise Bernhardt nous entraîne dans les slaloms de la volupté avec une langue ponctuée d’écumes et d’embruns. Les corps s’enlacent dans les nuits bleues et fauves. Les mains se perdent dans les cheveux, comme les vagues sur les grèves. « L’or des nébuleuses » semble laisser la page blanche pour s’incruster au tréfonds de l’âme du lecteur dans une tentative osée d’envoûtement. Pari réussi. Un vrai régal pour les yeux et les sens. One ne peut lire ces poèmes qu’avec avidité.

Mario Malivert (mariomalivert@yahoo.com)


« Le voyage inventé » de Claude C. Pierre

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Chaque poète cultive un éden de mots, de symboles et d’images qui expriment sa poésie. Ces outils, dans un va-et-vient incessant, traduisent les sentiments du poète, ses pulsions, ses dits et non-dits. Certains poètes privilégient le fond, emploient des mots de tous les jours, des images simples, donc un code accessible au lecteur. Pour eux, l’important est de galvaniser le lecteur, de crier leurs causes, de dénoncer les oppressions et de méduser les oppresseurs. La poésie engagée sied bien à cette poésie directe, de dénonciation, qui accompagne les peuples en lutte, les causes humanitaires. D’autres poètes détirent le sens des mots, illuminent la page blanche avec des images qui défient la compréhension, narguent les règles de syntaxe, réinventent le dire, comme s’ils parlent aux anges tels certains croyants qui parlent en langues. Pour percer le message, il vous faut décoder l’écriture, en trouver les mots de passe, les balises, les clefs et les coulisses.


Dans « Le voyage inventé », un recueil de poèmes publié en 1998 (Ed. Pleine Plage) et repris en 2012 par les éditions Zémès, Claude C. Pierre est de ces poètes. « À côté de textes fermés, un tantinet ésotériques, » lit-on à juste titre à la quatrième de couverture. Sa poésie recèle de mots-signes, d’images pittoresques, de lieux sui generis, qu’il faut décrypter pour discerner le message de ses poèmes truffés de hiéroglyphes.

Le poème « Barbelé de rouille », servant de prologue au livre, annonce la couleur. Si le mot barbelé  évoque une ville cloisonnée, une forteresse gardée, ou une âme opprimée, le mot « rouille », en dehors de sa définition physique —« Produit de corrosion (hydroxyde de fer) de couleur brun orangé qui se forme sur un métal ferreux exposé à l'air humide »-- interpelle l’imagination par son sens figuré : « effet pernicieux d’un mal, le mal lui-même » et « engourdissement intellectuel ou moral», dont on entend l’écho dans les premières strophes du poème : « secrète initiation », « Lwa de la cour livrés au carnage », ou « tangage des bacchanales ».

« La ville képi rouge sur le chignon » renvoie au titre du poème et augure les dernières strophes du poème qui parlent de village « sans âge à flanc de coteau rouge de sang étrange vin durci […] en fûts fiché d’aplomb en rangs d’oignons pourris dans la terre étourdie de mirages…» Outre les thèmes susmentionnés, qui forment la charpente du poème, le poète aborde d’autres à travers un mot ou une image ou toute une strophe. Il bâtit son poème tel un peintre un tableau, laissant au lecteur le soin de connecter les mots et les images. Et il conclut avec cette strophe qui capture l’essence même du poème :

« Je suis d’une zone de four à chaux de fumée âcre de combustion soufreuse sans objet / Je suis d’une zone sans projet, sans lumière d’une confrérie de Zobop, sans instinct de communauté dans le destin captif des tabous / Et la tyrannie des cyclones ».

« Le voyage inventé » est le dernier des onze recueils de poèmes publiés par Claude C. Pierre. Ce n’est pas une plaquette de poèmes, mais soixante-trois textes éparpillés sur sept chapitres. La plupart des poèmes sont en français. Ceux en créole, huit au total, étant plus directs et même plus sensuels, sont d’un registre différent, en témoignent ces vers du poème Topi : « Chak fwa mwen wè w / se yon flè choublak nan lakou tant Tid / ki danse nan tèt mwen » ou ceux du poème Chans : « ti toutrèl / mwen ta plimen w / zèb Madan Micho / mwen ta taye w / mwen ta koupe w / sèvolan Sen Jan / voye w ale nan 7yèm syèl ».

« Le voyage inventé » force le lecteur à questionner chaque mot, chaque image. Rien n’y est gratuit ou nonchalant, même les tournures ludiques. Claude C. Pierre y est au sommet de son art. Chapeau, poète, et bon voyage.

Mario Malivert



La lecture au temps de COVID-19

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Avec la pandémie de la maladie à coronavirus 2019 (COVID-19) plusieurs termes dominent les conversations courantes. L’un d’eux est la distanciation sociale, une méthode en épidémiologie qui consiste à augmenter la distance physique entre les gens, donc réduire le contact rapproché entre eux, afin de ralentir la propagation des microbes dont la transmission se produit de personnes à personnes par le biais d’interaction physique. Le virus du syndrome respiratoire aigu sévère (SARS-COV-2), agent du COVID-19, se compte parmi ces microbes. Existant dans les postillons et effluves des voies respiratoires des personnes infectées, il est susceptible de passer d’une personne à une autre, directement par le nez, les yeux, ou la bouche, ou indirectement par le contact des mains contaminées avec ces organes.

La distanciation sociale se réalise aussi par le fait d’éviter toutes formes de rassemblements, à un degré ou un autre dépendant de l’infectiosité du microbe en question. Les établissements, où des groupes de personnes se réunissent, tels que ceux de l’enseignement, du culte religieux, du travail, du spectacle, ou de la dégustation, sont particulièrement affectés. Les gens sont conseillés à rester chez eux, à ne sortir qu’en cas de nécessité, et à garder, au dehors, une distance d’au moins deux mètres entre eux et toute autre personne qui ne vit pas sous le même toit qu’eux.

En conséquence, les gens passent beaucoup de temps à la maison, disposant de temps libre qu’ils n’avaient pas auparavant. Comment donc combler ce surplus de disponibilité domiciliaire? S’enliser dans la télé et les vidéos des réseaux sociaux débouche souvent sur des sentiments d’engourdissement physique et mental. Un meilleur moyen de combler ces temps libres est de s’adonner à des activités solitaires, comme la lecture, l’écriture, les mots-croisés, ou la peinture, qui peuvent nous aider à éviter l’oisiveté, à ne pas sombrer dans la dépression, et à garder un esprit positif et productif.

Parmi les activités suscitées, la lecture est la seule qui peut être pratiquée par tout le monde. Point n’est besoin d’être écrivain, peintre, musicien, ou autre pour lire un livre. Tout livre a ses lecteurs.  « Vous ne serez jamais seul si vous avez un livre. » dit Al Pacino. Il y a sans doute, quelque part dans la maison, des livres qu’on a achetés et dont on n’a pas lu même le premier paragraphe, faute de temps. Tel roman qu’on s’est procuré à Livres en folie ou à toute autre foire du livre. Tel essai sur la situation économique ou politique du pays. Tel livre à vocation religieuse apte à stimuler votre dévotion spirituelle. Tel recueil de poèmes en créole ou en français qu’un jeune ou un vieux poète a porté sur les fonts baptismaux.

Les bons livres aiguisent notre sens critique, tout en nous aidant à améliorer notre maitrise de la langue dont le livre est écrit. Mais le plus important est que la lecture d’un bon livre peut élever l’âme. Comme a dit Dany Laferrière, « Lire n'est pas nécessaire pour le corps, seul l'oxygène l'est, mais un bon livre oxygène l'esprit. »

Mario Malivert

mariomalivert@yahoo.com