La misère sous la plume de Clitandre et de Pierre-Dahomey

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En Haïti, une bonne partie de la population vit dans la misère et l’insalubrité. Il suffit de visiter les bidonvilles des métropoles du pays pour observer le reflet de la faim et de la déficience sur le visage blême des adultes et les yeux vides des enfants. Longer une avenue de Port-au-Prince ou de Carrefour, surtout le lendemain d’une averse, vous place en plein dans la crasse, la saleté des rues submergées par de l’eau boueuse, les trottoirs disparus sous des couches d’immondices, les chiens errants fouinant dans les monts de déchets, les cochons…Ce triste tableau, malheureusement tout ce que connaissent les habitants de certains endroits du pays, leurs horizons ne dépassant pas les bouffées de fumée grise s’échappant des détritus ou de l’eau trouble et nauséabonde du ravin qui encercle leurs taudis, tenterait bien de nous persuader qu’un tel vécu ne pourrait qu’engendrer un esprit bafoué, abruti, enfoui dans les tréfonds sinistres du mal-être, et apte à être berné, abusé, et manipulé par des apprentis-politiciens, des faux-prophètes de tout acabit, des chefs de gang déguisés en leaders communautaires. Nos artistes laissent souvent transpirer cette déconfiture de la vie dans leurs œuvres. Voyons comment Pierre Clitandre et Néhémy Pierre-Dahomey ont consigné cette précarité du quotidien dans les deux romans ci-dessous.

Pierre Clitandre, « Cathédrale du mois d’août », Ed. Rupture, 2013

Dans ce roman qui garde encore toute sa fraîcheur et sa pertinence, même quarante ans après sa première édition (1980), Pierre Clitandre plonge les yeux dans le vécu ingrat des habitants d’un bidonville anonyme situé non loin du bord de mer et des manufactures. Les « déracinés », comme il les appelle, vivent dans des bicoques, dont l’une « avait une porte verte qui donnait sur le corridor, une fenêtre sur le ravin, un trou dans le toit pour la pluie, les étoiles, le serin et les rats… » (p. 34). Donc une construction bancale, à la merci des intempéries, infestée de toutes sortes d’animaux nuisibles, vecteurs de microbes.


L’auteur décrit l’un des « déracinés » en ces termes : « L’homme traînait dans la poussière, à l’aide d’une corde qu’il passait sur son épaule, le coffre à bois qui avait la forme d’un cercueil. Entre la chaleur et les mouches, des groupes de mendiants se reposaient à l’ombre des cahutes. Les uns dormaient et rêvaient de choses tristes ou parlaient dans leurs songes ou urinaient dans leurs pantalons rapiécés. D’autre s’occupaient de leurs enfants enveloppés dans de vieux langes, qui tétaient des seins aplatis sur des poitrines osseuses. » (p. 70). Dans ce passage se suivent les éléments évoquant la pauvreté : cahutes, poussière, chaleur, mouches, mendiants, choses tristes, pantalons rapiécés, vieux langes, seins aplatis et poitrines osseuses.

Dans d’autres passages, Pierre Clitandre brise la grisaille du paysage par le recours aux lauriers : « Depuis le temps où l’on avait séché la longue mare de boue puante, nettoyé la région des excréments qui l’infestaient, enfumé les soirs pour chasser les moustiques et empêché les gens d’aucabiner ici et là, des lauriers poussaient aux devantures des maisonnettes blanchies à la chaux… » (p. 74) ou par l’entremise d’envolées poétiques où la beauté des éléments naturels contraste avec la crotte du quotidien : « Chaque flaque d’eau serait empoisonnée si elle reflétait une étoile. Chaque béquille de mendiant serait brisée si elle montrait la lune (…) Mais il y avait tant de clartés d’étoiles tant de quarts de lune… » (p. 98).

Néhémy Pierre-Dahomey, « Rapatriés », Atelier Jeudi Soir, 2018

Dans ce premier roman d’un jeune auteur, le quartier est cette fois-ci nommé et défini : « Les jours passaient sur Rapatriés, qui n’était en fait qu’une bourgade asymétrique d’une soixantaine de toits lâchés de tous côtés. Une sorte de province urbaine de Les-Miracles, elle-même province de Cité Soleil, parce qu’on a toujours plus petit que soi. Vus de haut, ces jets de maisonnettes prenaient la forme d’une oasis fatiguée, au milieu d’une zone semi-saline et de verdures épineuses dissimulées sous le gris. La poussière faisait des siennes le jour, les moustiques prenaient le relais la nuit. » (p. 29). Ici encore se voit la mention de maisonnettes, de poussière et de moustiques pour décrire la misère.

La pauvreté est quelque peu masquée par la richesse de la vie intérieure des personnages, leur octroyant un brin de dignité. Par exemple, à l’intérieur des maisonnettes, le mobilier modeste mais existant témoigne d’un effort de réaliser une certaine normalité : « Une table en acajou sans fioritures ; une façon de lit derrière le rideau de séparation ; un vaisselier en fer qui exprimait sa désolation d’exister et qui supportait sur ses os cinq assiettes, quelques cuillers, trois gobelets et un seau, le tout fichu dans une cuvette sale : voilà toute la commodité du nouveau logement. » (p. 21).

Dans les deux romans, les auteurs ne glorifient pas la misère ni n’en font l’apologie. Ils l’acceptent, la constatent tout simplement, et la présentent telle qu’elle est ou pourrait être. Si Clitandre se montre cru dans ses descriptions, l’emploi de fables et d’allégories, que l’on peut attribuer au réalisme merveilleux, rend la réalité décrite plus ou moins digestible au lecteur. Pierre-Dahomey, de son côté, anime ses personnages de rêves et de projets qui nous font oublier la précarité de leurs vies. En outre, il élargit le cadre du roman et approfondit son point de fuite, en contrastant le paysage de Rapatriés peuplé de taudis à celui de Dijon, en France, avec ses châteaux à Mâlain ou à Baume-la-Roche.

Les personnages ne se résignent point à leur triste sort. Dans « Cathédrale du mois d’août », « les déracinés » finissent par se révolter contre les sbires du régime totalitaire qui protègent les propriétaires de manufactures ; et dans « Rapatriés », les gens tentent de quitter le pays par la mer, sur des esquifs légers, mais sans succès, et recourent plus tard à l’adoption de leurs enfants par des familles étrangères, afin de leur assurer un avenir meilleur.

Mario Malivert

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