Récits


L'Offre

Par Mario Malivert

Patrick Leconte quitta l'Hôpital de l'Université d'État vers les six heures de l’après-midi afin d'arriver chez lui avant le crépuscule. De loin des coups de feu traversèrent l'espace de temps à autre comme si des escarmouches surgissaient à travers Port-au-Prince. Comme il entra dans la rue Saint Cyr, une sirène retentit derrière lui. Il tourna les yeux vers le rétroviseur et vit un pick-up collé à ses trousses. Il se rangea sur le coté de la rue. Deux hommes en civil approchèrent, Uzis en bandoulière, yeux cachés derrière des lunettes noires, et lèvres retroussées dans un rictus hostile. La bouche de Patrick se dessécha subitement et ses mains accrochées sur le volant tremblèrent. "Licenses et papiers de la voiture," l'un des hommes hurla, sa main droite repliée sur la gâchette de son arme. Patrick obéit en silence, tout en souhaitant que ce n'était qu'un contrôle de routine. Les hommes prirent les papiers et retournèrent vers leur véhicule. Un SUV aux vitres brisées gisait au bord de la route comme une carcasse d'éléphant. A quelques mètres, une langue de fumée montait des cendres de pneus incendiés. Finalement, les hommes armés revinrent et demandèrent à Patrick de sortir de la voiture. Une palpitation soudaine l'alarma; sa tension artérielle a dû atteindre un niveau record. Les hommes le saisirent par la chemise et le plaquèrent sur le capot de la voiture. Ensuite ils écartèrent ses pieds pour le fouiller. Il se sentait comme un jouet en carton qu'ils pouvaient tapoter et jongler à volonté.
"Je suis un docteur, je viens de l'hôpital," dit-il. Il a toujours pensé que les médecins jouissent d'une protection spéciale dans les rues, aussi dangereuses qu'elles puissent être. Autrement, pourquoi se donner la peine d'accoler un insigne médical sur le pare-brise de sa voiture ? Les hommes saisirent son sac, l'ouvrirent, et en éparpillèrent le contenu sur le siège. Ils tirèrent sa blouse blanche de l'appui-tête de son siège pour en vider les poches. Ils firent le tour de la voiture, frappant du pied les portes et les roues, et ils le sommèrent d'ouvrir le coffre arrière. Des mots se bousculaient dans sa tête; il se sentait envahi par une impulsion de protester, mais il gardait le silence pendant que les hommes saccagèrent ses raquettes, balles et chaussures de tennis, et la roue de secours. Ensuite ils le menottèrent et l'emmenèrent vers le pick-up.
"Pourquoi m'arrêtez-vous ?" Patrick implora. "J'ai rien fait de mal."
Les hommes le plaçaient entre eux sur le siège arrière. Le chauffeur, qui semblait plus jeune que les hommes armés et un peu plus nerveux, se tourna vers Patrick. "Qui est celui-là ?"
"Cela ne vous regarde pas, conduis simplement," répondit l'un des hommes.
Une odeur persistante de tabac, d'alcool, et de sueurs montait des sièges du véhicule. De temps à autre le chauffeur balançait la tête au son d'une chanson qui jouait à la radio. Chaque tentative d’esquiver les nids-de-poule, les tas d'immondices, et les pneus incendiés pressa le dur du canon des Uzis contre les côtes de Patrick. "J'ai travaillé toute la journée à l'hôpital, je suis fatigué, je veux rentrer à la maison," il marmotta. S'il n'arrive pas chez lui avant huit heures, sa mère paniquera en imaginant le pire—elle courrait de temps à autre à la toilette pour vider sa vessie nerveuse.
Si seulement Patrick avait accordé plus d’attention au rêve prémonitoire de sa mère. Ce matin, pendant qu'il s'habillait, elle entra dans sa chambre avec un visage blême, des yeux enfoncés, et des tresses de cheveu suspendues en désordre de chaque coté de la tête. Sa voix sortait éreintante, plaintive comme le cri d'un oiseau blessé. "J'ai fait un autre rêve…J'ai vu quatre hommes qui te rouent de coups et te kidnappent." Elle se tenait devant Patrick, les yeux mouillés et le buste affaissé, comme si elle avait besoin d'être cajolée. "Ne va pas à l'hôpital aujourd'hui," dit-elle.
"Maman, je t'en prie," Patrick répondit en souriant. "Si je ne vais pas au travail, qui prendront soin de mes patients ?"
"Tes patients ! Tu n'es qu'un résident à l'hôpital. Tu as déjà trop fait. Où sont les autres docteurs? Si on te tue, ce ne sera une perte que pour moi."
Quitter Haïti, au moins pour quelques mois, a effleuré l'esprit de Patrick, mais il n'a pas voulu grossir le nombre de ceux qui quittent le pays quand leur présence s'avère le plus nécessaire. Sa mère le regarda avec des yeux pleins de reproche qui semblaient dire: Pourquoi ne m'écoutes-tu pas enfin ? Tout en cherchant des mots réconfortants, Patrick courut les doigts à travers les cheveux gris de sa mère. Il pouvait sentir son pouls temporal et la peau moite de son visage. "Je serai prudent," il dit finalement.
Après un léger petit déjeuner fait de café et de pain, il embrassa sa mère, prit son sac, et sortit dehors vers sa voiture. Sa mère le suivit jusqu'à la porte d'entrée et se tint sur la véranda en regardant la voiture démarrer.
A l'hôpital, seulement quelques voitures couvertes de fiente se trouvaient dans la cour. A l'intérieur, des patients couchaient à même le sol dans les couloirs, dans l'attente d'être vus. Patrick et deux infirmières constituaient le personnel médical du pavillon de médecine interne. Le dernier patient de Patrick était un gamin, emmené ce matin par ses parents aux environs de huit heures. Puisque le garçon ne semblait pas en détresse, Patrick avait décidé de voir plutôt les malades jugés dans un état plus urgent. Quand, finalement, Patrick approcha le garçon, il le trouvait apathique dans les bras de son père, les yeux fermés et la peau froide. Il était trop tard. "Une victime de plus," Patrick murmura. "Je suis désolé pour votre perte—"
"Il avait seulement onze ans," le père du garçon dit avec un visage défait. "Il n'a jamais été malade avant. C'était seulement hier soir qu'il a eu une fièvre."
Patrick s'efforça de retenir ses pleurs; si seulement sa mère pouvait voir ce père devant le cadavre de son fils.
* * *

"Augmente le volume," dit l'un des hommes armés.
Maintenant les trois hommes balançaient la tête, pendant que le véhicule se faufilait dans les rues vides. Le reflet des maisons avec leurs portes et fenêtres closes glissait sur les vitres du pick-up comme des fantômes volants.
"Je ne peux pas attendre la fin de cette merde pour aller à un bal de Tropicana à Cabane Choucoune," dit l'un des hommes.
Ces hommes pouvaient être des anciens Tonton Macoutes—miliciens du régime des Duvalier—enrôlés par le gouvernement de facto pour terroriser le peuple. Ils avaient une réputation de sanguinaire à cause de leur tendance à attaquer les militants avec des machettes.
Le pick-up descendit la Rue Pavé, par le coté nord du parc Champ-de-Mars. En passant, Patrick pouvait admirer sur sa gauche l'édifice blanc du Palais National, qui brillait dans le crépuscule grandissant. "C'est pourquoi ils s'entretuent, pour siéger dans le Palais," pensait-il.
Le véhicule traversa la lourde barrière d’une enceinte peinte en bleu et blanc et s'arrêta devant l'entrée d'un immeuble à deux étages. Des camions militaires et d'autres véhicules se trouvaient dans la cour. Un soldat tenant un fusil rouillé gardait l'entrée de l'édifice.
Les hommes emmenaient Patrick à l'intérieur, à travers un couloir sombre, jusqu'à une porte étroite. Ils lui ôtèrent les menottes, ouvrirent la porte, et le poussèrent dans une chambre obscure. Une odeur de désinfectant et de chair puante lui rappelait les séances de dissection de cadavres, lors de sa deuxième année à l'école de médecine. Il marcha d'un bout à l'autre de la chambre, les armes étendues en avant, dans l'attente de se cogner à quelque chose ou quelqu'un. En fin de compte, fatigué physiquement et mentalement, il s'assit par terre, les jambes repliées et la tête reposée sur les genoux. S'il était chez lui, il prendrait une courte sieste pour renouveler ses forces. Un cri déchirant surgit d'une chambre voisine, des bruits assourdis s'en suivirent, mêlés de gémissement. Une sensation de malaise accaparait la poitrine de Patrick, et il ressentait une poussée urgente d'uriner—il pouvait même se mouiller les pantalons à tout moment. La vessie nerveuse de sa mère, l'avait-il aussi, sans le savoir jusqu'alors? Il se tenait le sein gauche pour calmer son cœur tressaillant.
Après ce qui semblait des heures, Patrick entendit des pas s'approcher et des bruits de clef dans la serrure de la porte. Une ampoule électrique s'alluma du plafond, reflétant une lueur crasseuse. Il scruta la chambre: plancher en béton et des murs jaunâtres. Deux soldats en kaki entrèrent dans la cellule. "Allons-y !"
Ils conduisaient Patrick dans un bureau situé non loin de la cellule. Des murs jaunâtres, encore, mais aussi une table en bois et un fauteuil giratoire. Des hurlements retentirent de temps à autre à travers l'édifice. Peu après, un homme au ventre énorme, portant un veston marron et un pantalon kaki, et tenant une enveloppe jaune, entra dans le bureau. Deux hommes costauds marchaient derrière lui. L'homme avec l'enveloppe examina Patrick de la tête au pied, avant de s'asseoir sur la table.
Patrick lorgna les deux hommes qui se tenaient à ses cotés. Ils ressemblaient à des jumeaux avec un nez boursouflé et des bras longs qui débouchent sur des mains larges et épaisses.
"Tu réunis chaque vendredi avec les gens du Parti Lavalas," dit l'homme avec l'enveloppe, d’une voix rauque, ruinée par le tabac. "Ne sais-tu pas que ce parti a été interdit de fonctionner?"
"Je ne suis pas un membre de Lavalas," Patrick répondit, les yeux fixés devant lui, évitant ainsi de croiser le regard de son interlocuteur.
"Tu ne travailles pas pour l’ex-président ?"
"Non."
Patrick se demandait comment le gouvernement avait-il pu apprendre de la tenue des réunions. Des agents de service secret auraient dû guetter ses moindres pas, se faisant passer pour des patients à l'hôpital, ou même participer dans les réunions.
L'homme tira une photographie de l'enveloppe et la tendit à l'un de ses acolytes. "Montre-lui ça."
Patrick trouvait la photographie assez pâle, mais c'était bien lui debout devant un tableau.
"C'est toi, n'est-ce pas, dans l'une de ces réunions avec les partisans de Lavalas?" dit l'homme. "Et tu ne travailles pas pour eux ?"
L'homme secoua la tête avec une expression de dégoût. "Maintenant je veux que tu me donnes le nom de tous les gens qui t’ont payé pour organiser ces réunions."
Patrick soupira. "Personne ne m’a payé…"
"Il ment, Commandant," guela l'un des deux autres hommes. "Donnons-lui une leçon!"
Le Commandant tira un cahier d'un tiroir et tint un crayon entre le pouce et l'index, prêt a écrire. "Commence à parler!" il s'écria d'une voix tonitruante.
"Tu as entendu le Commandant, accouche !" le même homme hurla.
"Nous parlons de civisme," Patrick répondit lentement. "Nos droits et devoirs en tant que citoyens."
"Vous ne parlez pas du gouvernement, de protester sans arrêt jusqu'au retour de l'ex-président," dit le Commandant.
Patrick garda le silence.
"Tu es un docteur, tu as réussi ta vie," dit le Commandant d'une voix tranquille. "Pourquoi perds-tu ton temps à réunir avec les gens de Lavalas ? Pourquoi te mets-tu dans une situation où tu peux être victime ? Nous sommes des experts dans le pressement des testicules, l'extraction des ongles, la fracture des os…"
"Je vous en supplie, je vous ai dit la vérité," Patrick dit avec une voix vacillante. "Je ne travaille pas pour Lavalas. Je ne suis membre d'aucun parti politique."
Le commandant se gratta le menton. "Si nous te tuons et te jetons dans la cour de l'hôpital, les gens s'en foutront pas mal, personne ne protestera. Cependant, je peux quand même essayer de sauver ta vie."
Le Commandant pencha le buste en avant et fixa Patrick droit dans les yeux. "Les gens t'écoutent et croient en toi. Nous pouvons travailler ensemble, toi et moi."
Patrick ne pouvait pas croire ses oreilles: Travailler pour le gouvernement ! "Commandant, j'ai déjà un boulot. Je suis désolé."
Le Commandant sourit. "Tu as un boulot, mais les morts ne peuvent pas travailler. Je n'ai besoin que les noms et les adresses des militants et des leaders de quartier. Ce dont tu as besoin est de rejoindre ta mère à la maison sain et sauf."
Sursauté par la mention de sa mère, Patrick déclara, "Ma mère n'a rien à voir dans cette affaire."
"Je sais qu'elle n'a pas été à tes réunions. Est-ce qu'elle sait que tu fais de la politique ?"
La mère de Patrick a survécu le règne de terreur de Papa Doc, quand les Tontons Macoutes enlevaient les opposants au cœur de la nuit pour les assassiner ou les enfermer à Fort Dimanche, un cachot notoire d'où peu de prisonniers sortent vivants.
"Elle a vendu de l'eau au marché pour t'envoyer à l'école. Et maintenant que tu es un docteur, tu risques de te faire tuer. Ta mère mérite mieux que cela. Elle a travaillé trop dure pour que tu gaspilles ta vie."
"Vous n'avez aucun droit de parler de ma mère," Patrick voulait dire, comme son corps se raidissait d'une colère étouffée, mais il dit plutôt d'une voix plaintive, "D'autres mères se prostituent pour se faire une vie, ma mère, elle, a vendu de l'eau. Je suis fier d'elle; je lui dois tout."
"Alors travaille avec moi, et je ferai tout pour que tu retournes vers elle tout d'une pièce."
Patrick regarda furtivement le Commandant, se demandant comment un homme si poli et éduqué puisse être aussi insensible. "Il n'est pas nécessaire de me tuer," dit Patrick. "Je cesserai d'organiser les réunions."
"Tu ne comprends pas. Je veux que tu continues d'avoir les réunions; je veux que les gens de Lavalas continuent de croire en toi."
Patrick soupira; il est vraiment loin de l'hôpital où il contrôle tout, où les patients dépendent de lui.
"Après ta résidence," dit le Commandant, "tu dois pouvoir aller à l'étranger pour continuer tes études. Je peux t'aider aussi avec ça."
Stupéfait, Patrick releva la tête. "Vous n'aviez pas besoin de m'arrêter. Vous savez où j'habite, vous auriez pu passer à la maison un beau soir, après le travail, et nous aurions eu une bonne conversation pendant le dîner."
"Si j'étais toi, je prendrais cet offre plus sérieusement," répondit le Commandant.
"Je prends votre offre sérieusement, Commandant; je ne peux tout simplement pas l'accepter."
"Je vois, mais tu n'as pas le choix. Pour l'amour de ta mère, ne joue pas les héros, ne sois pas têtu. Tu es un homme de science, utilise ton meilleur jugement. Personne ne saura que tu travailles pour nous. D’ailleurs tu ne seras pas le seul...nous avons des avocats, des enseignants, des docteurs, des chauffeurs de bus, toutes sortes de gens. Tu ne seras ni le premier ni le dernier."
"Je serai un espion," Patrick ajouta.
"Non, non, non, tu seras plutôt un informateur. Tu me tiendras tout simplement au courant de ce qui se passe dans les réunions."
Le Commandant sourit mollement, avant d'ajouter sur un ton conciliant, "Ceci peut être un point de départ pour ta carrière politique. Plus tard, si tu es intéressé à des postes élevés, tu auras des amis bien placés à tes cotés."
Patrick redressa sa posture. "Commandant, tout ce que je veux, c'est une vie simple et paisible. Comme je vous l'ai dit, je n'organiserai plus les réunions, je vais même cesser de parler avec le peuple…les partisans de Lavalas."
Le Commandant secoua la tête. "Je sais que tu comprends bien pourquoi je veux que tu continues à avoir les réunions. Si tu refuses d'aider le gouvernement à se débarrasser des agitateurs de Lavalas, je ne vais pas pouvoir te protéger."
Le cœur de Patrick se rétrécit comme si une corde invisible étreignait sa poitrine. Soudainement sa mère traversa son esprit. Il pouvait voir clairement sa face inquiète et ses yeux plaintifs. Elle le prierait d'accepter l'offre du Commandant.
"D'accord," le Commandant dit, brisant le silence. "Que veux-tu que je fasse de toi? J'ai fait de mon mieux pour t'aider et te donner un futur dans ce foutu pays. Non, c'est pas assez. Tu peux rentrer chez toi vivant avec un brillant avenir en perspective. Mais non, tu es trop fier pour travailler pour moi. Si tu penses qu'un jour l'ex-président va pouvoir retourner dans le pays pour reprendre le pouvoir, tu dois être aussi fou que lui."
Espionner pour le gouvernement va à l'encontre des convictions de Patrick, et tout ce qu'il a dénoncé dans les réunions. Il finirait par trahir certains de ses partisans et du coup entrainer leur élimination. Leur sang tacherait ses mains, ces mêmes mains consacrées à guérir et non à faire souffrir.
Le Commandant s'approcha de Patrick et le fixa droit dans les yeux. "Tu viens juste de commettre une très grave erreur," dit-il, avant de quitter le bureau, suivi de ses hommes.

Patrick s'assit sur le fauteuil, accablé et confus. Que signifie les derniers mots du Commandant? Vont-ils le jeter en prison ou le torturer jusqu'à ce qu'il s'évanouisse ou tout simplement le tuer? Peut-être s'agit-il d'une technique de persuasion: laisser au prisonnier un peu de temps pour réfléchir sur sa situation lamentable, alors il acceptera tout. Il souhaite qu'il puisse parler avec sa mère et lui demander conseil. Mais il sait qu'elle voudrait qu'il accepte l'offre. Elle n'a qu'une cause: son bien-être. La vie a toujour été dure pour elle, mais elle l'a eu à ses cotés. Il pense au gamin décédé ce matin pendant qu'il l'attendait. Il n'avait pas eu le temps de sauver le petit garçon. Qui va le sauver du gouvernement ? Va-t-il aussi mourir dans l'attente ?
Quelque chose frappa la tête de Patrick. Il ouvrit les yeux et vit deux soldats debout devant lui. Combien de temps a-t-il sommeillé? Les soldats le poussaient vers le couloir. Il n'osait pas leur demander où ils l'emmenaient. Arrivé à la porte d'entrée, une légère brise caressa son visage. Un véhicule tout-terrain attendait, le moteur en marche. Deux hommes en civil le plaçaient entre eux sur le siège arrière. Le véhicule passa devant les bâtiments du gouvernement, puis traversa le centre-ville. Dans les premières heures du matin, les rues sont tranquilles et vides, comme si la ville prenait un répit du tumulte de la journée.
Le véhicule quitta la ville et se dirigea vers le nord. Les hommes se taquinaient au sujet de jeunes femmes, rencontrées dans une boite de nuit à Carrefour, qui avaient couché avec tous les agents, excepté l'un d'eux, à cause de sa mauvaise haleine. Ils n'ont pas honte de parler de prostitution en présence d'un étranger. Vont-ils l'enfermer dans une prison politique ? Est-il un prisonnier politique ? Combien de temps y survivrait-il ?
Comme Patrick n'a rien mangé depuis le déjeuner—sandwich de jambon et limonade—il eut faim. Le véhicule quitta l'autoroute, patina dans une petite colline boueuse, et s'arrêta après quelques mètres. Les hommes le tirèrent hors du véhicule. Une vaste étendue sans arbres, sauf queques cactus, répandait devant lui sous la lueur de la lune. On doit être à Titanyin, pensa-t-il, un ramassis de terrain vague rempli de fosses communes. Et la brise charriait une odeur nauséabonde de chair en décomposition.
"Mache devan!—Marche en avant !" hurlèrent les hommes.
Patrick marchait lentement, sur des jambes chancelantes. La fumée de cigarette, dégagée par les agents, apaisait l'odeur putride de l'air. Il voulait se retourner pour dire quelque chose, mais il entendit le déclic d'une arme à feu, juste derrière lui.

Publié en juin 2011 dans la revue The Caribbean Writer

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