Eliphen Jean, un poète tourmenté


Paru dans Le Nouvelliste du 31 juillet 2018
https://lenouvelliste.com/article/190666/eliphen-jean-un-poete-tourmente


Dans plusieurs poèmes du recueil Transes d’Eliphen Jean, ce n’est pas un engagement attelé à la conjoncture haïtienne, souvent rencontré dans les poèmes et les slams de nos jeunes; ni une révolte universelle contre les tares sociétales; mais plutôt un retour aux sources de la négritude: ici un hymne à l’Afrique, là un cantique à la femme noire. Ainsi, avec ses vers : «Je veux rappeler à ma négritude/la bamboula des rêves/et la plainte de mes entrailles. » (P. 45), ou « ton cœur est tambour/mais est-il aussi noir que ta peau ?/est-il aussi dur que l’acier/ton cœur-tambour est nègre » (P. 63), ne nous rappelle-t-il pas Aimé Césaire ou Roussan Camille ?

Dans d’autres poèmes, le poète crie sa propre misère en des termes crus : «je compte mes jours/comme égrenant un chapelet de misère/un rosaire délétère/et sous mon haillon bariolé/je grelotte parfois en plein été/la débâcle de mon sang/dans un torrent de fiel » (P. 49). Il recourt souvent à l’anaphore pour consigner l’urgence de ses cris : « misère noire misère dorée/mon être est de misère/misère qui camoufle mes vertus » (P.21). Parle-t-il de manque de pain ou de pauvreté de l’âme, de déficit du vécu ? Les deux, sans doute. Et cette misère débouche sur du désespoir : « on dirait qu’aucun jour n’est mauvais/mais plutôt nous rongés de désamours/ici désespoirs riment avec infortunes » (P. 5).

Il évoque aussi la misère de son pays : « mon pays ne vit pas/mon pays gémit sa misère » (P.74) et plus loin : « mon pays a le cul d’une pute droguée/une strip-teaseuse mal payée ». Dans ce dernier passage des termes érotiques plutôt dégradants servent de métaphores pour décrire le pays ; un pays, dont le drapeau « décolore la personnalité nègre » du poète. Sa ville, peut-être le Cap-Haïtien, n’est pas épargnée : « tu es démantelée/ta décrépitude est en révolte/contre le rêve christophien » (P. 37).

Des thèmes religieux sont aussi abordés, comme dans le poème Vision d’apocalypse : « dans l’antre sordide de la bête/je vois des mollets coupés/emportés par des pirogues de sang/je vois des plaies suintantes/c’est surement le revers de la médaille/où tombe le crucifix ». Et plus bas : « J’entends de loin les protestants/ce ne sont pas des vagues qui se déchaînent/mais des cris de repentance » (P.57).

Eliphen Jean, un poète qui se tourmente, qui grogne et qui rage, mais qui veut quand même garder l’espoir. Même là, c’est un espoir forcé, « un espoir de roseau » : « sur ta chair nue je lis espoir/l’espoir s’écrit en lettres prosternées/sur le front de ta jeunesse/l’espoir bronche au sol/sous la plante éraflée des pieds nus. » (P. 60). Ou un espoir fugace, fragile, invisible même, comme dans les poèmes Espoir ou Lueur d’espoir ; ou c’est un espoir qui s’en va : « Les rides sont des graffitis/qui rabâchent l’espoir sur le front. » et « l’espoir s’en va comme l’exil/et s’endormira au fond des lacs » (P. 79).

L’épanchement du poète ballotte le lecteur au gré de ses élégies. Dans une langue fluide bondée d’anaphore, d’assonance, et d’allitération, la musicalité est souvent au rendez-vous. « Je crie ainsi à l’écrit/car l’écriture est une ritournelle éternelle/une rituelle perpétuelle » (P. 10) ou « ma prostituée mon pays/ma prose située sur la face du temps/se meurt et se tue. » (P. 24).

Avec Transes, publié en 2016 dans la collection L’Immortel de JEBCA Editions, Eliphen Jean a fait une entrée fracassante dans la poésie contemporaine haïtienne. Nous espérons qu’il ne se laisse pas décourager par la myopie des uns ou le mutisme des autres, et qu’il nous livre bientôt d’autres effluves de sa verve poétique.

Mario Malivert
(mariomalivert@yahoo.com)

Isaac Volcy : Un poète perché sur son arbre



Paru dans Le National du 12 juillet 2018
http://www.lenational.org/isaac-volcy-un-poete-perche-sur-son-arbre/


L’Arbre Oratoire est le titre du deuxième recueil de poèmes d’Isaac Volcy. L’arbre évoque à la fois femme, mère, et patrie, et fait penser à la métaphore de « potomitan » pour désigner la femme/mère au foyer. L’arbre avec ses racines dans la terre et ses cheveux dans le ciel. Ses racines  profondes et nombreuses, desquelles naissent des guerriers de l’indépendance. Ses cheveux dans le ciel, porteurs d’espoir pour les peuples en quête de liberté, de la Petite Venise à la Bolivie, de Savannah à l’État d’Israël.

Oratoire, un adjectif dans le sens d’éloquence, de prise de parole, mais aussi un substantif à connotation religieuse, renforcée d’ailleurs par l’auteur: « Si dans la culture judéo-chrétienne/deux arbres symboliques ont grandi/au jardin d’Eden/L’Arbre de la Connaissance/et l’Arbre de vie/L’Arbre Oratoire en est un autre/placé au centre du monde/et qui fait naitre le logos » (Page 10).

L’arbre jadis sève de liberté et d’épanouissement, mais qui contemple désormais « le black-out de l’avenir de [s]es enfants désenchantés. » Le passé illustre n’a pas engendré les fruits attendus. Même les noms des villes se vident de leur sens: « les ports sont vides/point de paix/point de salut/point de Prince. » (Page 31). Constat d’échec collectif. Il nous faut un sursaut, un réveil pour ne pas continuer à nous enliser dans « l’amas chaotique des assistances mortelles. » Mais malgré tout, l’espoir gît encore sous les cendres de nos désastres : « Toujours est-il/la terre vivante d’Haïti/pondra les étoiles/de sa destinée ». (Page 56).

Perché sur son arbre oratoire, « la source océanique de [s]on inspiration », Isaac Volcy chante l’épopée de sa patrie et pleure sur ses rêves gâchés. Il célèbre aussi sa femme : « O femme mère épouse amante/trinité de bonté d’amour et de beauté/je suis toujours assoiffé/de tes seins ronds aux mamelons pointus. » (Page 46). Qu’il chante sa patrie ou sa femme, ses accents démontrent une générosité débordante dans le partage des émotions. Les phrases longues, qu’il découpe en vers, expriment clairement ses sentiments, malgré le refus de la ponctuation.

A son lyrisme débordant, Isaac Volcy a besoin d’allier un peu plus de finesse dans le dire. L’Arbre Oratoire étant tout juste son deuxième recueil de poèmes, il a tout le temps pour peaufiner son style, et se creuser ainsi une place d’honneur parmi les poètes de sa génération.

Mario Malivert
mariomalivert@yahoo.com

Au seuil de l’obscurantisme


Paru dans Le Nouvelliste du 13 juillet 2018
https://lenouvelliste.com/article/190122/au-seuil-de-lobscurantisme


La foulée conquérante, un livre de huit chapitres, présenté dans un format simpliste frisant l’amateurisme, captive le lecteur dès le premier chapitre, grâce à la verve puissante du Dr Rony Gilot. Dans ce premier chapitre l’auteur parle du monument Trois Mains sur la route de l’Aéroport, par le biais d’un dialogue truffé de faits fantasmagoriques, entre deux personnages, Ynor et Nestor. Ce rond-point serait le réceptacle de cérémonies vaudouesques impliquant maints politiciens et futurs chefs d’état du pays. Ce serait le lieu où Dr François Duvalier eut à adresser « aux dieux tutélaires de la race et de la patrie » sa requête de devenir président de la république, une demande accordée par « la Femme au pied de bouc, la femme totale qui donne la victoire totale » en échange au sacrifice d’un membre de sa famille et d’un ami très proche.

Au deuxième chapitre, l’auteur amplifie le portrait d’Ynor Tolijean, « une anagramme qui n’a nul besoin de code de décryptage », un personnage récurrent dont l’ombre et les perspectives vont être omniprésentes à travers les chapitres restants. L’auteur relate avec candeur la transition d’un fils de la paysannerie d’une vocation ecclésiastique à celle médicale, tout en affrontant les aléas des préjugés de couleur et de classe sévissant avant le régime des Duvalier. Notons que ces effusions autobiographiques, de par les détails révélés sur le quotidien des années 50, infusent un baume de fraicheur et d’originalité au récit. Le parcours de l’auteur, par le biais des pérégrinations de son alter égo, attisera bien la curiosité du lecteur, et même davantage que les démêlées d’un Papa Doc dont les moindres traits de caractère et subterfuges ont fait déjà l’objet de nombreux ouvrages.

Du troisième au huitième et dernier chapitre, l’auteur consacre son attention sur les évènements qui vont aboutir à l’ascension de François Duvalier au timon de l’état, le 22 avril 1957. Plutôt que de relater de façon linéaire la marche du médecin-président vers la présidence, l’auteur se sert de débats contradictoires entre partisans des quatre candidats majeurs de la campagne électorale de 1956 – 1957 (Louis Déjoie, François Duvalier, Daniel Fignolé, et Clément Jumelle), pour exposer et analyser la personnalité des candidats et leurs stratégies politiques. Les évènements majeurs sont commentés par les duvaliéristes de Grand Gosier, et dans la pension Saint Jean, par des pensionnaires d’allégeance politique diverse.

Les pensionnaires comparent leurs arguties sur la suffisance de faiseur de roi du général Léon Cantave et plus tard du général Antonio Th. Kébreau, de la naïveté de Fignolé qui s’est laissé écarté de la course électorale par l’offre de la présidence provisoire, de la mise à couvert de Jumelle à cause d’un mandat d’amener qui oscille sur sa tête telle une épée de Damoclès, de l’opportunité ratée de Déjoie d’accaparer le pouvoir au lendemain du départ en exil du général Paul Eugène Magloire, mais surtout de l’astuce de François Duvalier qui a su gagner la faveur populaire par sa proximité aux masses paysannes lors de la campagne d’éradication du pian, et apaiser le Grand Quartier Général et la bourgeoisie mulâtre en projetant l’image inoffensive d’un candidate mieux enclin que les autres à se complaire dans la posture d’un président de doublure. L’intelligence politique du candidat effacé va l’assurer du support du général Kébreau, du « rouleau compresseur » de Fignolé, et des partisans de Jumelle. Entre lui et le pouvoir il ne restera que Louis Déjoie, devenu au fil de la campagne un candidat affaibli et distant des masses.

L’emploi de dialogues et de débats contradictoires, pour exposer les arguments et stratégies, rend le récit beaucoup plus vivant qu’une simple exposition de faits historiques. L’emploi de la troisième personne pour étayer la dimension autobiographique du roman est assez étonnant, vu que la première personne siérait mieux à l’épanchement introspectif. Somme toute, Dr Gilot a fait ses choix, et jusqu’à présent, c’est un pari gagné, au moins dans ce premier tome.

Mario Malivert
mariomalivert@yahoo.com

La démocratie haïtienne : un produit importé et expiré


Paru dans Le Nouvelliste du 17 juin 2018
https://lenouvelliste.com/article/186928/la-democratie-haitienne-un-produit-importe-et-expire


Avec la fin de la dictature des Duvalier, en 1986, tout porte à croire que les Haïtiens ont opté pour « un régime politique, un système de gouvernement, dans lequel le pouvoir est exercé par le peuple, par l’ensemble des citoyens», donc pour la démocratie. Cette velléité démocratique est confirmée par la Constitution de 1987, votée massivement par la population dans le référendum du 29 mars 1987. Cependant, trente ans après ce vote, cette constitution est très souvent décriée par certains, même après des amendements introduits en 2011, et le système de gouvernement qui en découle peine à engager le pays sur les voies du développement et de la modernisation. En fait, plus d’un considèrent Haïti un pays malade, un état en faillite, une nation en dérive. Que faut-il faire donc pour sauver Haïti ? Faut-il changer de système de gouvernement ? Faut-il encore amender la Constitution ? Gineaud Louis, dans son ouvrage, Démocratie Universelle en Haïti, Élections ou Sélections ? explore les faiblesses de la démocratie haïtienne et propose des solutions.

Comme évoqué par le titre du livre, l’auteur emploie le concept de démocratie universelle pour parler du système de gouvernement en vigueur en Haïti. Il précise que « [l]a démocratie universelle se déroule sous la férule des grandes puissances économiques et des multinationales pour soustraire la volonté du peuple aux travers d’élections truquées. » (Page 18). Il parle donc d’une démocratie exportée et même imposée par les pays du Nord, et la met justement en question, à l’instar de plusieurs penseurs politiques contemporains, comme rapporte le philosophe Florent Guenard dans une entrevue accordée sur son livre, La démocratie universelle: « Si la démocratie produit aujourd’hui une grande insatisfaction dans les sociétés européennes, la croyance dans l’universalité de son modèle continue de la définir. »

La pauvreté et l’analphabétisme des électeurs
Les grandes puissances, selon l’auteur, résumant la démocratie universelle à l’organisation d’élections au suffrage universel, ont négligé deux facteurs qui sapent l’intégrité du vote des électeurs : la pauvreté et l’analphabétisme. « En toute évidence, la situation infra humaine dans laquelle se trouve la majorité de la population haïtienne ne favorise pas la construction d’une société qui sanctionne ses candidats de manière judicieuse, opportune et éclairée. » (Page 53). La précarité économique incite les acteurs, à tous les échelons de la machine électorale, à s’engager dans des actes frauduleux au bénéfice des candidats opulents. Alors que l’analphabétisme rend l’électeur crédule et une proie à la manipulation : « Plus on est analphabète, moins on est capable de réfléchir sur les enjeux des élections. » (Page 67).

La pauvreté des électeurs peut les rendre influençables, certes. Mais c’est surtout le cas des observateurs électoraux, des mandataires, ou des membres de bureau de vote. L’électeur lambda ne se laisse pas toujours acheter. A preuve, dans les dernières élections, plusieurs candidats populaires de l’opposition arrivaient à se faire élire, au grand dam des faiseurs de rois. Quand à l’analphabétisme, il n’équivaut pas toujours à l’idiotie. « Analfabèt pa bèt » aimait dire l’ancien président Aristide. Beaucoup de gens sont illettrés, non à cause d’un quotient intellectuel bas mais tout simplement par manque d’accès à l’éducation, et certains sont mêmes devenus des notables dans leur communauté—N’avions nous pas eu des parlementaires et même des présidents analphabètes ?

Le vote populaire cloué au pilori
Le suffrage universel direct est l’un des tenants de la démocratie universelle. Cependant, avec la pauvreté et l’analphabétisme des électeurs, et le contrôle de la machine électorale par des groupes d’influence à la solde de la Communauté Internationale, le vote populaire est rendu caduque, « [d]’où la nécessité de développer...des mécanismes modernes afin de [le] contourner. » Gineaud Louis suggère «  un système politique proportionnel de nomination de parlementaires chevronnés, aptes, compétents, habiles, honnêtes, doués et expérimentés, issus de partis politiques [pour] corriger l’absurdité du vote populaire. » (Page 69).

Avant de penser à éliminer le suffrage universel direct, on devrait d’abord essayer d’affermir les maillons faibles de la machine électorale, par exemple en développant des programmes efficaces d’alphabétisation et de création d’emploi. De même on pourrait prendre des mesures pour freiner l’ingérence de la Communauté Internationale en finançant nous-mêmes les opérations électorales, comme l’avait fait l’administration Privert/Jean-Charles pour les élections de 2016. Car aussi vrai que les grandes puissances nous ont fortement encouragés à adopter la démocratie universelle, il reste certain qu’au lendemain du départ de Jean-Claude Duvalier le 7 février 1986, elle représentait la forme de gouvernement qui répondait le plus aux aspirations démocratiques du peuple haïtien. Ainsi, tout accroc au vote populaire peut représenter aux yeux du peuple un retour en arrière auquel il s’opposerait par tous les moyens.

Des solutions pratiques pour développer une démocratie moderne
Gineaud Louis propose de remplacer la démocratie universelle couramment en vigueur en Haïti par une autre forme de gouvernement : « Le modèle de la démocratie universelle tel qu’appliqué en Haïti n’est pas bénéfique pour le développement durable du pays. Il crée l’instabilité, la confusion et la division au sein de la population. » Deux des caractéristiques de cette nouvelle forme de gouvernement sont les suivantes :

Un pouvoir parlement proportionnel. Tous les parlementaires ne seront pas élus au suffrage direct ; 50% d’entre eux seront nominés par les élus des collectivités territoriales. Avec ce nouveau système, les opérations électorales coûteront moins cher et les élus seront plus compétents, car issus des cadres des partis politiques (page 167).

Un pouvoir exécutif présidentiel. La cohabitation du président élu au suffrage direct et un premier ministre choisi par le président, et ratifié (et contrôlé) par le parlement « fait du parlement le véritable centre de pouvoir ». Ce régime dualiste « ouvre la voie à des pratiques de collusions entre les membres du gouvernement et les parlementaires et aussi à la corruption endémique au plus haut niveau de l’État. » (Page 171). Par conséquent, « [i]l faut abolir la fonction de premier ministre et appliquer un régime politique ayant pour exécutif un président et [un] vice-président. »

A travers Démocratie Universelle en Haïti, Élections ou Sélections ? Gineaud Louis démystifie la démocratie universelle en cours en Haïti. A sa place il prône un système de gouvernement plus conforme aux traits culturels et historiques du peuple haïtien. Ce livre peut être d’une grande utilité aux lecteurs qui n’ont pas été à l’écoute de la politique haïtienne des trente dernières années, tant il fournit des détails sur les faits politiques tant majeurs qu’anecdotiques corroborant son argumentation. Cependant, l’auteur aurait dû accorder beaucoup plus de place aux reformes qu’il suggère, afin non seulement de les décrire dans toutes leurs facettes, mais aussi de démontrer clairement et de façon convaincante pourquoi et comment elles vont faciliter la modernisation et le développement du pays.

Gineaud Louis, Démocratie Universelle en Haïti, Élections ou Sélections ? Jebca Éditions, Boston, 2017, 184 pages.

Mario Malivert
mariomalivert@yahoo.com


Charlot Lucien, dans nos murs, pour célébrer la lodyans


Paru dans Le Nouvelliste du 23 avril 2018
https://lenouvelliste.com/article/186446/charlot-lucien-dans-nos-murs-pour-celebrer-la-lodyans

Le vendredi 20 mars 2018, dans la cour arrière de la Bibliothèque Michèle Tardieu de Pétion-ville, récemment inaugurée par le député Jerry Tardieu, Charlot Lucien accueille une quarantaine d’amis et de supporters pour présenter ses CDs et livres et pour interpréter quelques de ses lodyans.

Cette rencontre n’était pas une simple vente-signature, c’était surtout l’occasion d’honorer la lodyans, un genre d’oraliture prisé par Maurice Sixto (1919 – 1984) et Jean-Claude Martineau (Koralen), et que Charlot Lucien à travers ses multiples CDs (cinq déjà à son actif) a maintenu en vie pendant ces vingt dernières années.

Il fut un temps à Port-au-Prince et dans les villes de province où les stations de radio diffusaient couramment et même en boucle des lodyans de Sixto et de Martineau. Qui ne connaissait pas Ti Saintannise ou Maitre Zabelbok Berachat ? Des merengues carnavalesques ont même été inspirées par les lodyans de Sixto (par exemple Aie...Mr. Robert de Bossa Combo).

Mais de nos jours, les stations de radio ne diffusent que rarement des lodyans, malgré les sorties régulières de Charlot Lucien, malgré les appels aux directeurs de station de radio de réintroduire les lodyans dans leur programme, rien n’a été fait. Les temps ont changé, diraient-ils. Comme si les Haïtiens ont cessé d’écouter des histoires. Comme si les jeunes et moins jeunes ont cessé de raffoler des feuilletons radiophoniques et télévisuels. Comme si les histoires postées sur les réseaux sociaux n’intéressent plus personne.

La soirée débute à 6 :45 PM, par le biais de Claude Bernard Célestin, le MC de la rencontre. Puis le professeur Ethson Otilien prend la parole pour exprimer des mots de circonstance, dont la différence entre conte et lodyans. Selon lui, le conte a un temps perdu, qui s’annonce par la formule Krik Krak, alors que la lodyans a un temps précis et découle le plus souvent d’une histoire vraie. Ce que Charlot va confirmer plus tard en précisant que certains personnages de ses lodyans vivent encore aujourd’hui en Haïti ou à l’étranger.

Charlot Lucien était à l’honneur, certes, mais Sixto aussi a eu quelques minutes d’hommage grâce à la brillante interprétation par Dr. Ludovic Comeau Jr. de la lodyans satirique, La petite veste de galerie de papa.

Après une courte séance de vente-signature où les participants défilent pour se procurer des livres et CDs de Charlot, un panel constitué de Charlot Lucien, d’Antoine Larocque, étudiant en maitrise à l’Université de Montréal, du Dr. Ludovic Comeau Jr., et d’Ethson Otilien comme modérateur, ouvre la troisième partie de la soirée. Charlot Lucien y parle en outre de l’essor du conte à la Nouvelle Angleterre, où il vit et fait partie d’un réseau de conteurs, et où il développe des contes et devinettes à caractère didactique, en collaboration avec ses enfants, Sébastien et Malaika Lucien.

Finalement, la soirée se termine avec l’interprétation de Ti Oma, le titre principal du premier CD de Charlot Lucien. L’audience non seulement déguste la lodyans qui a lancé la carrière de Charlot Lucien, mais se laisse charmer par le bruit de la ville au dehors et une odeur alléchante de fritures.

Mario Malivert
mariomalivert@yahoo.com

Joël Des Rosiers, en toute intimité



Paru dans le Nouvelliste du 16 avril 2018
https://lenouvelliste.com/article/185953/joel-des-rosiers-en-toute-intimite


Dans son livre « Métaspora, essai sur les patries intimes » Joël Des Rosiers examine une multitude d’œuvres littéraires, plasticiennes, musicales, et cinématographiques pour y déceler des motifs et métaphores d’expression de la mouvance des identités au gré des lieux et espaces d’ancrage. Il retrace aussi les couloirs et les détours de ses origines familiales et de son parcours de médecin (psychiatre et chirurgien) et d’écrivain (poète et essayiste), donc « des déplacements intérieurs, plus secrets, dont son écriture porte la chronique » (Yves Chemla, Littérature haïtienne, 1980-2015, Page 86).

Diaspora et métaspora
Avec le suffixe « spora », Métaspora évoque un corollaire diasporique, au moins un point de départ. Certes, mais Des Rosiers va au-delà de la diaspora : « La diaspora fut un émoi, une résonance profonde, une nostalgie qui implique des départs sans retours. » (Page 29), pour engendrer un terme nouveau, métaspora, qui exprime mieux la floraison, l’ensemencement dont sont porteurs les individus et groupes dans l’expression de leurs idiosyncrasies. Il se démarque du concept statufié de la diaspora, pour embrasser une consécration de la pluralité identitaire. Métaspora semble exprimer un choix délibéré de vivre ailleurs, de faire siens ses nouveaux lieux et espaces, et de célébrer ses individualités. Citons encore Yves Chemla, « Tant les brassages sont intenses, tant les hommes circulent, mais aussi les représentations, le monde de l’image, que se contenter de cette seule référence au lieu de naissance parait désormais illusoire. »

Si Diaspora implique de la nostalgie : « Le retour, en Grec, se dit nostos. Algos signifie souffrance. La nostalgie est donc la souffrance causée par le désir inassouvi du retour...la nostalgie apparait [aussi] comme la souffrance de l’ignorance...Mon pays est loin, et je ne sais pas ce qui s’y passe. » (Page 48, citation de Jean-Christophe Bailly), métaspora épouse plutôt la célébration du présent et participe dans la formation de l’avenir: « Si le concept de diaspora, idéaliste et romantique, s’étaye d’un retour des souvenirs, réels ou fantasmatiques, du fait de se ressouvenir d’une origine perdue, celui de métaspora cherche à rendre le devenir présent. » (Page 35). On ne parle plus d’assimilation mais de foisonnement et d’échange : « Les communautés de culture construisent les espaces métasporiques en vivant, en voyageant, en revenant, en cuisinant, en communiquant une surdétermination à ces vecteurs [vecteurs spatiaux de l’identité] et à ces lieux. » (Page 47).

Égarement et errance
Métaspora met en exergue le concept d’égarement et d’errance. Des Rosiers cite Martin Heidegger « L’homme erre. L’homme ne tombe pas dans l’errance à un moment donné. Il ne se meut que dans l’errance parce qu’il in-siste en ek-sistant et ainsi se trouve toujours déjà dans l’errance. ». La globalisation y joue un rôle de facilitateur, de même que les « flux migratoires et la superposition des histoires [qui] ont largement contribué à déstabiliser les identités, [et] engendré une pluralité et une diversité de mémoires, de perceptions et d’imaginaires collectifs... » (Page 45). Avec la disponibilité de l’information à travers l’internet, l’égaré peut dire : « Mon pays est loin et je sais tout ce qui s’y passe» (Page 49), d’où une « perversion digitale de la nostalgie », mais connait quand même la souffrance de l’ignorance, sous « une forme érotisée [qui] va au-delà de la nostalgie », car « exacerbée par la fausse religion du réseau mondial. »

Des Rosiers décortique des textes de Kafka, de Rimbaud, de St John Perse, et d’autres écrivains pour présenter les traits de l’égarement et de l’errance ; l’un d’eux étant une sorte de rébellion, de marginalisation: « Ils sont innommés, innommables, exotes venus de pays lointains, rarement incultes, quelque fois érudits, les égarés. Leur seule façon de se rappeler à la société civile où ils vivent, c’est d’errer ; c’est-à-dire de déclarer la guerre civile symbolique, parfois meurtrière, au sein du langage. » (Page 36) Cette violence dans le langage peut même se manifester « sous forme de jets de bombe ou de jets d’encre. »

Médecine et littérature
Il existe un lien organique entre médecine et littérature, car ces deux disciplines adressent la souffrance, l’une en cherche des moyens pratiques de soulagement, l’autre devrait en donner un « caractère affirmatif », une interprétation épistémologique. Des Rosiers parle de « métaphore de la douleur » dans un texte sur Maryse Condé, où il évoque la mort du grand frère de l’écrivaine : « La physiopathologie de la maladie de Huntington [une maladie génétique neurodégénérative] touche l’alphabet de l’ADN et provoque des répétitions morbides de codons. En ce sens, sa structure génétique en expansion peut être considérée comme la métaphore littéraire de la douleur. » (Page 127). Cette connexion de la médecine et de la littérature peut se renforcer dans les années à venir avec le développement de processus d’interprétation et de correction des aberrations du code génétique pour diagnostiquer, prévenir, et même traiter des syndromes ou maladies. Ces processus corrigeront les mutations géniques, tout comme un éditeur corrige un manuscrit.

Dans ses réponses aux « Questions pour Île en île », Des Rosiers affirme que la nostalgie et l’exil ne sont pas ses thèmes favoris mais plutôt l’absence : « La maladie, c’est-à-dire la mort, le courage des êtres  humains face à la maladie, leur résilience, leur abandon quelque fois, et la fragilité de toute vie, et la force de la parole pour ramener quelqu’un à la vie, telles ont été les grandes mutations qui ont subordonné mes actions à une loi supérieure.» (Page 199)

« Métaspora, essai sur les patries intimes », un livre luxuriant qui exige des lectures multiples pour y découvrir à chaque fois des pépites nouvelles, « les contours de nouveaux domaines d’études. » On y retrouve aussi cette rigueur constante de l’écriture, si manifeste dans la poésie de Joël Des Rosiers, d’imposer le mot juste, accouchant un style ciselé, discipliné, inspiré du jeu de bistouri du chirurgien ou des questions concises du psychiatre.

Mario Malivert
mariomalivert@yahoo.com