Pierre Clitandre, entre deux romans

Par Mario Malivert
Paru dans Le Nouvelliste du 28/8/2017


Après Cathédrale du mois d’août, sorti initialement en 1979 aux Éditions Fardin, et réédité plus tard par d’autres éditions, dont les Éditions Ruptures, en 2013, Pierre Clitandre nous revient avec Simbi Androgène, publié en mai 2016, co-primé avec Hérodiane, la mer et le sang de Garry Victor, par la bourse de la Société Rhum Barbancourt. Trente-sept ans donc entre deux romans, la traversée de toute une génération, une carrière littéraire ponctuée de passages à vide, mais la même veine stylistique, invitant le lecteur ou la lectrice dans une réalité autre dont l’auteur seul détient le secret.

Lire Pierre Clitandre, c’est se plonger dans le foisonnement des personnages, dont les subtilités se révèlent et s’entrelacent dans un caléidoscope délirant. Les phrases s’allongent, dans un tourbillon de noms et d’adjectifs, pour décrire un vécu ancré dans un réalisme écœurant, d’une part : « La brimbalante camionnette roulait cahin-caha, grinçant de tout son assemblage de planches, de tôles, de fers, de sacs et de gens. La carrosserie, décolorée par les intempéries et les grosses mains sales, arrivant presque sur le ruban d’asphalte mais gardant malgré tout quelques gauches écritures où l’on pouvait lire : Sainte Rose de Lima, veillez sur vos enfants...Ou l’Éternel combattra pour vous et vous gardez le silence... (Exode 14, verset 14). » (Cathédrale du mois d’août, page 12).

Mémoire Parlante de Frantz Jean-Baptiste

Par Mario Malivert
Paru dans Le Nouvelliste du 10/8/2017




On parle souvent dans notre cher petit pays de devoir de mémoire, pour rappeler à la société telles exactions perpétrées dans le passé, et dont les auteurs, grâce au silence des historiens ou gardiens de la mémoire collective, risquent de continuer à parader sur la scène politique, comme s’ils ont toujours été des anges. Là, c’est le côté négatif du devoir de mémoire. Son côté positif est aussi impératif, pour consigner dans un médium pérenne la vie de leaders qui, de par leur conviction, leur parcours, et leurs œuvres, ont marqué leur temps de façon positive et indélébile.

Mémoire parlante des leaders évangéliques haïtiens (JEBCA Éditions, 2016, 259 pages) s’inscrit dans cette démarche positive: Présenter au public des leaders évangéliques qui ont su mener une vie conforme à leurs convictions chrétiennes, pouvant servir de modèle aux générations à venir. Conçue dans le cadre de la commémoration du bicentenaire (1816 – 2016) du protestantisme en Haïti, cette publication « se veut une référence du présent comme du futur, pour faciliter la compréhension poussée de nos leaders par le commun des mortels. » (Page 10).

Diogène Nèg Mawon de Charlot Lucien

Par Mario Malivert
Paru dans Le Nouvelliste du 21/7/2017



En Octobre 2016, Charlot Lucien sortit sous le label JEBCA Éditions son cinquième album d’histoires : Diogène Nèg Mawon. De Ti Oma, son premier album, en passant par Ti Cyprien, Grann Dede, et San bri san kont, jusqu’à ce dernier, Charlot Lucien a confirmé sa place dans le panthéon des grands diseurs et conteurs haïtiens, aux côtés de Maurice Sixto et de Jean-Claude Martineau (Koralen). Le CD contient plusieurs titres dont les quatre présentés ci-dessous.

Le premier, Diogène Nèg Mawon, nous renvoie au tremblement de terre du 12 janvier 2010. C’est l’histoire de Diogène, un jeune homme de 18 ans, qui travaille dans un hôtel de Pétion-ville, et de Mme Bonnachi, la propriétaire de l’hôtel. L’hôtel effondré, les deux protagonistes, économiquement et socialement si éloignés l’un de l’autre, se retrouvent réunis sous les décombres, et doivent dépendre l’un de l’autre pour rester en vie. Les survivants du séisme évoquent souvent les bennes et les fosses communes où gisaient ensemble les cadavres des riches et des pauvres. Charlot Lucien nous rappelle que face aux forces naturelles, nos cloisons sociales se révèlent telles qu’elles sont : des instruments mesquins d’exclusion.

Zepeng Ti Tèt d’Yves Mary Jean

Par Mario Malivert
Paru dans le Nouvelliste du 4/7/2017


Zepeng Ti Tèt (Ed. Lank Zetwal, 2017) est le troisième recueil de poèmes d’Yves Mary Jean, après Deblozay Lanmou (Xlibris, 2013) et Pise Gaye (Eds. Perle des Antilles, 2014 et Jebca, 2015). Le poète privilégie le Créole pour ses forages poétiques. Et de recueil en recueil, la recherche stylistique s’intensifie, et aboutit à ce recueil insolite, Zepeng Ti Tèt, où le poète pousse les limites de la poésie créole jusqu’à la démesure. En effet les images sont désaxées, désarticulées, non-alignées, vidées de logique et de sens. Ce qui donne au texte un parfum surréaliste qui charme et surprend le lecteur avisé.

Dès la première page, « Tout pòt kay / Se yon grenn je anba pilon » annonce la couleur. Dans ce vers, les portes des maisons ressemblent à des yeux, mais des yeux sous un pilon. Que vont faire des yeux sous un pilon, et comment cette image renvoie t-elle à des portes ?

Plus loin, à la page 23, « Kou lannwit senyen / Tout fon boutèy vin dan rachòt » raconte une nuit qui saigne, une image fortement poétique qui coule bien sur la langue et sonne bien, et qui traduit de la souffrance. Une nuit qui saigne, c’est comme un cœur qui saigne, qui souffre donc, figurativement. Le vers suivant semble rien à voir avec une bouteille édentée. En d’autres termes, la proposition subordonnée, « Kou lannuit senyen», semble ne pas s’aligner avec la proposition principale « Tout fon boutèy vin dan rachòt ».
Les comparaisons disloquées forcent le lecteur à aller au-delà du dire, à forger sa propre interprétation, à découvrir une réalité autre que celle de l’auteur, une réalité qui varie selon ses pulsions. Le texte donc, au lieu d’être un fait accompli, plein et sûr de lui-même, devient comme une esquisse de peinture, une cathédrale inachevée, qui attend l’implication du lecteur, comme dans une grande messe poétique.

La Colline d’Y. Gontran Lamour Jr.

Par Mario Malivert
Paru dans le Nouvelliste du 4/7/2017



Voilà un roman paysan dont les personnages principaux sont de grands propriétaires terriens. Quand on considère Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, Bon Dieu rit d’Édris Saint-Amand, et même, plus près de nous, Bain de Lune de Yanick Lahens, les romans paysans parlent en général des démêlées de pauvres cultivateurs malmenés et exploités par des membres de l’oligarchie. Mais ici, dans son roman La Colline, publié en 2015 par JEBCA Éditions, Y. Gontran Lamour Jr., non seulement met en exergue des fils de grands dons, mais aussi il les décrit généreux et sensibles aux besoins des paysans.

Le livre commence avec Salomon Jamot, pilotant sa Jeep Willis, en route vers Damasville, son patelin. Il devait rejoindre sa famille pour les funérailles de son père, Maurice Jamot, un arpenteur et l’un des grands propriétaires terriens de la région, dépeint d’ailleurs par l’auteur en ces termes élogieux: « Il était connu pour son aversion contre l’injustice, pour son penchant à aider les paysans, pour son sens communautaire, et son entêtement à défendre la cause des autres. » (Page 12). Ce retour inattendu de Salomon va réveiller son admiration pour Damasville et La Colline, et son amour pour Mignonne Désir.