« L’étoile Absinthe » de Jacques Stephen Alexis

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Quelle joie de lire « L’étoile Absinthe », le roman posthume de Jacques Stephen Alexis, publié en 2017 par Zulma, soit 56 ans après la mort de l’auteur ! 


Le livre s’ouvre sur le chapitre Infra-Rouge, dont les mots manquants du premier paragraphe, publié tel quel, avec un espace vide qui tente le lecteur à deviner les mots absents, traduisent bien la circonspection des éditeurs à respecter et honorer l’intégralité et l’originalité du manuscrit. L’Églantine, de son vrai nom Eglantina Cavarrubias y Perez, l’héroïne du roman « l’Espace d’un cillement », se retrouve loin de Sensation Bar, dans un taxi en direction de la Pension Colibri, où elle va tenter de laisser derrière elle sa carrière de fille de joie pour « laver toutes ses attitudes familières à la grande rivière purificatrice du travail, passer son corps à l’eau lustrale de l’honnêteté, rincer ses yeux à l’indigo de la vérité et de l’amour… » (p. 24 et 133).

C’est une Églantine épuisée mentalement et physiquement qu’Alexis peint avec la minutie d’un chirurgien, donc à grand renfort de détails, et une écriture leste, riche et palpitante : « Elle se mord les lèvres jusqu’au sang, elle se roule, frappe le crâne contre le sol à coups redoublés, labour (sic) le plancher de son front, s’arrache les cheveux, essaie d’agriffer les lames du parquet, se déchirant ainsi la cuticule des ongles aux éclisses. » (p. 20). 

Quelques heures après son arrivée à la pension, lors de son premier déjeuner, l’Églantine rencontre Célie Chérie qui lui propose de devenir son associée dans un commerce de sel. Il leur faudrait aller à Grande Saline pour acheter le sel : « On ne ferait que louer le voilier en commun. Chacune se fournirait en sel selon son cash… », explique Célie (p. 34). Ainsi l’auteur va consacrer les derniers paragraphes du premier chapitre et le reste du livre à décrire ce voyage qui va se révéler périlleux. « C’est le naufrage à peine la voilure hissée pour l’aventure, sitôt le port quitté, avant même que d’avoir affronté les hasards de la haute mer, les sargasses, les vrais périls », augure l’auteur à la page 19.

A bord du voilier Dieu-Premier, les protagonistes vont révéler leur vrai visage. Célie ne tarde pas à rejoindre le subrécargue dans sa cabine, question d’adoucir la traversée ou de se forger un allié sûr au cas où les choses tournent au vinaigre. « Moi, j’ai choisi la solitude, les actes libres, brefs et sans lendemain qui assurent ma quiétude », avance-t-elle pour élucider son comportement. L’Églantine, elle, stoïque, reste allongée « sur le Château-Gaillard d’arrière […] empoignée par la corrida des souvenirs. » Au fin fond de la tempête, quand la mort semble imminente, l’un des marins, Hiram, invoque le Dieu judéo-chrétien et récite des psaumes ; un autre, plus tard, Lanor, implore Agouet’Arroyo, « le terrible Loa des eaux, le Souverain dieu vaudou des océans » (p. 96).

Au grand dam des lecteurs de Jacques Stephen Alexis, « L’étoile Absinthe » est et restera inachevé. Même la dernière phrase du roman demeure suspendue dans sa course, sans un signe de ponctuation : « L’Eglantine s’arrête, se couvre les yeux de la main ». Néanmoins, ce roman a sa place parmi les chefs-d’œuvre de ce brillant médecin et écrivain haïtien, fauché en avril 1961, à l’âge de 39 ans, au sommet de son art. 

Mario Malivert

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