Avec Emmelie Prophète, l’herbe est-elle toujours plus verte ailleurs ?

https://lenouvelliste.com/article/219125/avec-emmelie-prophete-lherbe-est-elle-toujours-plus-verte-ailleurs


Emmelie Prophète, dans son roman « Un ailleurs à soi » publié en 2018 par les éditions Mémoire d’encrier, s’inspire de l’émigration massive des Haïtiens vers le Chili, le Brésil... Fuir ce foutu pays où l’on marche à reculons, où les jeunes collectionnent des diplômes sans être capables de trouver un emploi décent, où la majorité des professionnels qui ont un emploi gagnent des salaires de misère.

Les histoires tournent autour de Lucie et de Maritou, deux jeunes femmes grivoises, dont l’excentricité reflète une certaine frange de la jeunesse haïtienne, libre, ouverte, confuse, déboussolée, en quête de repère. Lucie joue de sa beauté et de son emploi au bar Ayizan pour s’accrocher à des hommes qui ont les moyens de se payer quelques heures de sexe sans lendemain. Maritou, elle, dans une quête perpétuelle d’identité, se trouve subjuguée par Lucie, et jette l’ancre dans la petite chambre de son amante.

Ce livre questionne les autorités, les dogmes, l’ordre établi. Le protestantisme des parents est cloué au pilori et revêt un cachet anachronique. La foi chrétienne des sœurs de Maritou, Clémence et Jeannette, les condamne à passer une vie mièvre et monotone, gâchée par leur attente de l’intervention divine pour se trouver un mari. Une histoire d’adultère donnant naissance à Maritou déglingue le mariage, et l’autorité paternelle est désacralisée par les tentatives du père de Lucie à la tripoter, et cela, au vu et au su de sa mère.
Les personnages se retrouvent dans un état sempiternel de transition, d’un lieu à un autre, d’une vie à une autre, comme à la recherche d’un bien-être utopique que seul offre l’ailleurs, le pays étranger, « la tentation de l’autre rive » pour reprendre les termes de Charlot Lucien: Marianne, la mère de Maritou, s’envole vers New York pour une petite visite et décide d’y rester, laissant derrière ses enfants et son mari ; Quentin, un citoyen français, quitte la France et sa famille pour s’installer en Haïti où il créa le bar Ayizan ; les employés d’Ayizan ne restent que quelques mois au bar, juste le temps d’économiser assez d’argent pour financer leur départ pour l’étranger ; Maritou rêve de quitter un jour Haïti et ses sœurs pour aller vivre à Amsterdam. Mais Lucie, Julien, le mystérieux barman d’Ayizan, Clémente et Jeannette ont choisi de rester—ou se résignent à rester—dans le pays, malgré tout.

Mais ce tableau lugubre, mais réaliste, de la vie en Haïti est campé dans un style chatoyant où la poésie n’est jamais trop loin, avec même ici et là des accents de réalisme merveilleux : « Était-ce la ville qui reproduisait le tourment de la mer ou l’inverse ? Elles étaient sûrement solidaires dans l’incertitude et le tragique. Il fallait du temps pour construire les chagrins, ceux causés par les traversées sans retour, les envies de repartir, ceux provoqués par le besoin de vérité, le besoin de paix ou d’autres tendresses. » (p. 36) ou « Les papillon s’envoleront, iront dans les villes d’eau et ne se souviendront que tout doucement, pour ne pas faire de bruit dans le passé, des petites filles silencieuses, qui n’ont jamais osé ouvrir les yeux sur la beauté des fleuves. » (p. 102).

« Un ailleurs à soi », un roman bien ancré sur les défis que connait la jeunesse haïtienne. Une jeunesse bafouée qui en a marre des tabous. Certains quitteront le pays pour des cieux plus cléments, comme les personnages décrits par l’auteure, mais d’autres choisiront d’y rester et exigeront un chambardement, une mise en accusation de l’État dans ses pratiques désuètes et délétères—ce qui est déjà en cours.

Mario Malivert 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire