Eliphen Jean, un poète tourmenté


Paru dans Le Nouvelliste du 31 juillet 2018
https://lenouvelliste.com/article/190666/eliphen-jean-un-poete-tourmente


Dans plusieurs poèmes du recueil Transes d’Eliphen Jean, ce n’est pas un engagement attelé à la conjoncture haïtienne, souvent rencontré dans les poèmes et les slams de nos jeunes; ni une révolte universelle contre les tares sociétales; mais plutôt un retour aux sources de la négritude: ici un hymne à l’Afrique, là un cantique à la femme noire. Ainsi, avec ses vers : «Je veux rappeler à ma négritude/la bamboula des rêves/et la plainte de mes entrailles. » (P. 45), ou « ton cœur est tambour/mais est-il aussi noir que ta peau ?/est-il aussi dur que l’acier/ton cœur-tambour est nègre » (P. 63), ne nous rappelle-t-il pas Aimé Césaire ou Roussan Camille ?

Dans d’autres poèmes, le poète crie sa propre misère en des termes crus : «je compte mes jours/comme égrenant un chapelet de misère/un rosaire délétère/et sous mon haillon bariolé/je grelotte parfois en plein été/la débâcle de mon sang/dans un torrent de fiel » (P. 49). Il recourt souvent à l’anaphore pour consigner l’urgence de ses cris : « misère noire misère dorée/mon être est de misère/misère qui camoufle mes vertus » (P.21). Parle-t-il de manque de pain ou de pauvreté de l’âme, de déficit du vécu ? Les deux, sans doute. Et cette misère débouche sur du désespoir : « on dirait qu’aucun jour n’est mauvais/mais plutôt nous rongés de désamours/ici désespoirs riment avec infortunes » (P. 5).

Il évoque aussi la misère de son pays : « mon pays ne vit pas/mon pays gémit sa misère » (P.74) et plus loin : « mon pays a le cul d’une pute droguée/une strip-teaseuse mal payée ». Dans ce dernier passage des termes érotiques plutôt dégradants servent de métaphores pour décrire le pays ; un pays, dont le drapeau « décolore la personnalité nègre » du poète. Sa ville, peut-être le Cap-Haïtien, n’est pas épargnée : « tu es démantelée/ta décrépitude est en révolte/contre le rêve christophien » (P. 37).

Des thèmes religieux sont aussi abordés, comme dans le poème Vision d’apocalypse : « dans l’antre sordide de la bête/je vois des mollets coupés/emportés par des pirogues de sang/je vois des plaies suintantes/c’est surement le revers de la médaille/où tombe le crucifix ». Et plus bas : « J’entends de loin les protestants/ce ne sont pas des vagues qui se déchaînent/mais des cris de repentance » (P.57).

Eliphen Jean, un poète qui se tourmente, qui grogne et qui rage, mais qui veut quand même garder l’espoir. Même là, c’est un espoir forcé, « un espoir de roseau » : « sur ta chair nue je lis espoir/l’espoir s’écrit en lettres prosternées/sur le front de ta jeunesse/l’espoir bronche au sol/sous la plante éraflée des pieds nus. » (P. 60). Ou un espoir fugace, fragile, invisible même, comme dans les poèmes Espoir ou Lueur d’espoir ; ou c’est un espoir qui s’en va : « Les rides sont des graffitis/qui rabâchent l’espoir sur le front. » et « l’espoir s’en va comme l’exil/et s’endormira au fond des lacs » (P. 79).

L’épanchement du poète ballotte le lecteur au gré de ses élégies. Dans une langue fluide bondée d’anaphore, d’assonance, et d’allitération, la musicalité est souvent au rendez-vous. « Je crie ainsi à l’écrit/car l’écriture est une ritournelle éternelle/une rituelle perpétuelle » (P. 10) ou « ma prostituée mon pays/ma prose située sur la face du temps/se meurt et se tue. » (P. 24).

Avec Transes, publié en 2016 dans la collection L’Immortel de JEBCA Editions, Eliphen Jean a fait une entrée fracassante dans la poésie contemporaine haïtienne. Nous espérons qu’il ne se laisse pas décourager par la myopie des uns ou le mutisme des autres, et qu’il nous livre bientôt d’autres effluves de sa verve poétique.

Mario Malivert
(mariomalivert@yahoo.com)

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