Zepeng Ti Tèt d’Yves Mary Jean

Par Mario Malivert
Paru dans le Nouvelliste du 4/7/2017


Zepeng Ti Tèt (Ed. Lank Zetwal, 2017) est le troisième recueil de poèmes d’Yves Mary Jean, après Deblozay Lanmou (Xlibris, 2013) et Pise Gaye (Eds. Perle des Antilles, 2014 et Jebca, 2015). Le poète privilégie le Créole pour ses forages poétiques. Et de recueil en recueil, la recherche stylistique s’intensifie, et aboutit à ce recueil insolite, Zepeng Ti Tèt, où le poète pousse les limites de la poésie créole jusqu’à la démesure. En effet les images sont désaxées, désarticulées, non-alignées, vidées de logique et de sens. Ce qui donne au texte un parfum surréaliste qui charme et surprend le lecteur avisé.

Dès la première page, « Tout pòt kay / Se yon grenn je anba pilon » annonce la couleur. Dans ce vers, les portes des maisons ressemblent à des yeux, mais des yeux sous un pilon. Que vont faire des yeux sous un pilon, et comment cette image renvoie t-elle à des portes ?

Plus loin, à la page 23, « Kou lannwit senyen / Tout fon boutèy vin dan rachòt » raconte une nuit qui saigne, une image fortement poétique qui coule bien sur la langue et sonne bien, et qui traduit de la souffrance. Une nuit qui saigne, c’est comme un cœur qui saigne, qui souffre donc, figurativement. Le vers suivant semble rien à voir avec une bouteille édentée. En d’autres termes, la proposition subordonnée, « Kou lannuit senyen», semble ne pas s’aligner avec la proposition principale « Tout fon boutèy vin dan rachòt ».
Les comparaisons disloquées forcent le lecteur à aller au-delà du dire, à forger sa propre interprétation, à découvrir une réalité autre que celle de l’auteur, une réalité qui varie selon ses pulsions. Le texte donc, au lieu d’être un fait accompli, plein et sûr de lui-même, devient comme une esquisse de peinture, une cathédrale inachevée, qui attend l’implication du lecteur, comme dans une grande messe poétique.


Déjà dans Pise Gaye, certains textes augurent le courant surréaliste si manifeste de Zepeng Ti Tèt. Dans le poème Dega (Page 59), par exemple : « Lanmou m / S yon bann / Asyèt fayans / Ki sispandi nan syèl / Chak jou / Nan je m / Youn tonbe sou kan / Pou kè m / Ka fè myèt mòso », les images des premiers vers sont insolites, mais trouvent leur résonance dans le dernier vers. Alors que dans la première strophe (page 96) du poème Ze Sèl Chèf, « Syèl la / bese koupi / Anba zesèl ti poul », la désarticulation est complète d’un vers à l’autre.

Dans ses deux derniers recueils, le penchant surréaliste d’Yves Mary Jean est évident, mais par endroits dans Pise Gaye et à travers le premier chapitre de Zepeng Ti Tèt, il opte pour le fond, le message. En se faisant, il s’appuie moins sur des images fantasmagoriques, et plus sur des tournures ludiques, des pétitions et des répétitions : « Gade grenn je ! / Gade grenn je ! / K ap gade doktè Leta / K ap fe laplanch ak Leta » (page 22), « Mwen ta montre Leta / Mwen ta montre Leta / Mwen ta montre Leta / Mwen ta montre Leta » etc. (page 16), ou à des refrains (page 46): « Cheri / danse danse danse non ! »


O qu’Yves Mary Jean continue ses explorations stylistiques ! La poésie créole recèle déjà de beaucoup de slameurs (et de poètes) qui misent sur l’éclat du message. Elle a un besoin inassouvi de ces artistes qui cisèlent les mots et les vers, qui constamment poussent le langage poétique hors des sentiers battus, qui, comme l’a fait Franketienne, osent détirer cette langue qui se construit jusqu’à même son chambardement. Nous attendons donc avec impatience les futurs poèmes d’Yves Mary Jean, pour pouvoir nous perdre dans les aléas d’un monde changeant qui se renouvèle à chaque battement de cils.

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