« Le voyage inventé » de Claude C. Pierre

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Chaque poète cultive un éden de mots, de symboles et d’images qui expriment sa poésie. Ces outils, dans un va-et-vient incessant, traduisent les sentiments du poète, ses pulsions, ses dits et non-dits. Certains poètes privilégient le fond, emploient des mots de tous les jours, des images simples, donc un code accessible au lecteur. Pour eux, l’important est de galvaniser le lecteur, de crier leurs causes, de dénoncer les oppressions et de méduser les oppresseurs. La poésie engagée sied bien à cette poésie directe, de dénonciation, qui accompagne les peuples en lutte, les causes humanitaires. D’autres poètes détirent le sens des mots, illuminent la page blanche avec des images qui défient la compréhension, narguent les règles de syntaxe, réinventent le dire, comme s’ils parlent aux anges tels certains croyants qui parlent en langues. Pour percer le message, il vous faut décoder l’écriture, en trouver les mots de passe, les balises, les clefs et les coulisses.


Dans « Le voyage inventé », un recueil de poèmes publié en 1998 (Ed. Pleine Plage) et repris en 2012 par les éditions Zémès, Claude C. Pierre est de ces poètes. « À côté de textes fermés, un tantinet ésotériques, » lit-on à juste titre à la quatrième de couverture. Sa poésie recèle de mots-signes, d’images pittoresques, de lieux sui generis, qu’il faut décrypter pour discerner le message de ses poèmes truffés de hiéroglyphes.

Le poème « Barbelé de rouille », servant de prologue au livre, annonce la couleur. Si le mot barbelé  évoque une ville cloisonnée, une forteresse gardée, ou une âme opprimée, le mot « rouille », en dehors de sa définition physique —« Produit de corrosion (hydroxyde de fer) de couleur brun orangé qui se forme sur un métal ferreux exposé à l'air humide »-- interpelle l’imagination par son sens figuré : « effet pernicieux d’un mal, le mal lui-même » et « engourdissement intellectuel ou moral», dont on entend l’écho dans les premières strophes du poème : « secrète initiation », « Lwa de la cour livrés au carnage », ou « tangage des bacchanales ».

« La ville képi rouge sur le chignon » renvoie au titre du poème et augure les dernières strophes du poème qui parlent de village « sans âge à flanc de coteau rouge de sang étrange vin durci […] en fûts fiché d’aplomb en rangs d’oignons pourris dans la terre étourdie de mirages…» Outre les thèmes susmentionnés, qui forment la charpente du poème, le poète aborde d’autres à travers un mot ou une image ou toute une strophe. Il bâtit son poème tel un peintre un tableau, laissant au lecteur le soin de connecter les mots et les images. Et il conclut avec cette strophe qui capture l’essence même du poème :

« Je suis d’une zone de four à chaux de fumée âcre de combustion soufreuse sans objet / Je suis d’une zone sans projet, sans lumière d’une confrérie de Zobop, sans instinct de communauté dans le destin captif des tabous / Et la tyrannie des cyclones ».

« Le voyage inventé » est le dernier des onze recueils de poèmes publiés par Claude C. Pierre. Ce n’est pas une plaquette de poèmes, mais soixante-trois textes éparpillés sur sept chapitres. La plupart des poèmes sont en français. Ceux en créole, huit au total, étant plus directs et même plus sensuels, sont d’un registre différent, en témoignent ces vers du poème Topi : « Chak fwa mwen wè w / se yon flè choublak nan lakou tant Tid / ki danse nan tèt mwen » ou ceux du poème Chans : « ti toutrèl / mwen ta plimen w / zèb Madan Micho / mwen ta taye w / mwen ta koupe w / sèvolan Sen Jan / voye w ale nan 7yèm syèl ».

« Le voyage inventé » force le lecteur à questionner chaque mot, chaque image. Rien n’y est gratuit ou nonchalant, même les tournures ludiques. Claude C. Pierre y est au sommet de son art. Chapeau, poète, et bon voyage.

Mario Malivert



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