Le vide qui bat son plein


Article publié dans Le Nouvelliste du 14/8/2018
https://lenouvelliste.com/article/191077/le-vide-qui-bat-son-plein


George Corvington a consacré son œuvre à Port-au-Prince, tout comme Woody Allen a chanté New York dans la plupart de ses films, ou Jean-Claude Charles a célébré Manhattan dans son roman Manhattan Blues. La fascination des artistes pour une ville en particulier nous interpelle à définir cette entité complexe non pas seulement en tant qu’agglomération de personnes et de structures physiques, mais aussi en tant qu’organisme qui vit, qui change, qui meut, et qui meurt même des fois. 

Dans son recueil de poèmes Le vide, La ville paru en 2016 dans la collection L’Immortel de JEBCA Editions, Mlikadol’s Mentor ajoute une gerbe au bouquet de fleurs consacré aux villes. Pour une raison ou une autre, il pousse l’ellipse au paroxysme en ne citant point le nom de la ville à travers les 65 pages du livre. Mais il en parle en long et en large, et ce faisant nous aide à découvrir l’identité de cette ville : « Rien petit prince/Que le noir de la nuit/Plus noir/Dans la ville des princes » ou « Rien que ton sang/Ne peut suffire/Pour rebâtir le port/Des princes de ta ville » (P. 32) ou encore « Sois aussi prince/Que paix de prince » (P. 61).

Avant tout c’est une ville vide, qui n’existe même pas: “La ville pour moi/N’existe pas”; certes, mais faite “De nuages/De sang/De discours/Et de futur/En ballotage” (P. 32). Le vide ici est au sens figuré, c’est l’état d’âme du poète: “Je possède/La ville en moi/Le vide en moi” (P. 24). Donc le poète transpose sur la ville son sentiment de vide. Il transpose aussi ses inquiétudes: “La ville forte de ses/Inquiétudes/S’attaque à mes nuits” (P. 17), ses échecs et dégouts : “Ma ville/N’est à personne/Je l’ai bâtie/De mes échecs de mes égouts/De mes dégouts/Ma ville d’incertitude » (P. 32), et sa douleur: “Toute ma ville habite/Cette page/Il sortira de cette page/La fin du monde/Et des poèmes pour hommes/En quête de douleur” (P. 35).

Mlikadol’s Mentor transpose aussi sa souffrance au monde—fait-il de sa ville et du monde une seule entité ?—qui devient ainsi creuset de la souffrance : « Blessure ouverte/Au cœur du monde » (P. 13) ou « Tu ne verras du monde/Que le luxe/De la souffrance » (P. 14). Même le bonheur n’échappe pas à l’âme endolorie du poète : « Le savais-tu ? Un bonheur/Ça se nourrit de maux...Désormais la souffrance/Est maitresse » (P. 9).

Le poète chante sa ville, mais veut aussi la changer, la réinventer : « Je cherche un nouveau mot/Pour lui dire cette insolence/Un nouveau soleil/Pour ce nouveau défi » (P. 8). Il déplore les clichés, sans doute aussi les stéréotypes, qu’elle endure : « Le monde que je raconte/N’est pas une histoire/De clichés » (P. 10) et « Sans nouveau visage/Le monde soudain devient/Cliché » (P. 11). Mais que va-t-il faire du doute qui l’habite ? « Ici/On doute encore de la vie/On doute encore du doute » (P. 59) ou du fatalisme ? « Toute ma ville habite/Cette page/Il sortira de cette page/La fin du monde/Et des poèmes pour hommes/En quête de douleur » (P. 35).

Le style de Mlikadol’s Mentor est simple, concis, dénué d’échappées vertigineuses, de mots rares qui engourdissent la lecture, ou d’envolées alambiquées. Cependant, les mots qu’il choisit, bien qu’ordinaires, sont enceints de nuances et de symbolisme, et s’arrangent dans un rythme haché rendant le message multiple, subtil, et même parfois énigmatique. C’est une poésie engagée, qui puise dans le contexte social d’Haïti, mais qui évite le ton agressif, violent même, d’autres poètes. Mentor parcourt sa ville à pas feutré, timide, comme pour ne pas perturber son vide et son silence.

En fin de compte Mlikadol’s Mentor contemple déjà le futur de la ville, son legs à l’enfant, le prince qui le remplacera, et termine ainsi son livre :

Je te laisse mon pouvoir
De prince déchu

Je te laisse ma ville
Royaume
Aux heures perdues

Je te laisse
L’avenir
Vide
Que je n’ai pas eu le temps
De remplir
Je te laisse le monde
Prince
(P. 63)

Mario Malivert
mariomalivert@yahoo.com

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