Manhattan Blues de Jean-Claude Charles

Publié dans Le Nouvelliste

Des phrases courtes, certaines se terminant sur une préposition, d’autres perchées, suspendues. Une prose décousue qui varie selon l’humeur de l’auteur, qui vous surprend et vous charme. Une persistance des détails forgeant une complicité avec vous, le lecteur, de page en page, de chapitre en chapitre. La découverte d’un écrivain qui se découvre, qui s’étale nu dans les pages, entre les pages, qui n’a peur de rien, qui ne s’embarrasse pas des conventions du langage, de l’écriture, du monde même. Les dialogues s’enchevêtrent dans le texte, formant un tout. Et les mots s’égrènent, certains familiers et même jargonnesques, d’autres rares qui vous poussent vers le dictionnaire. Jean-Claude Charles, c’est tout cela, et même plus, dans son roman Manhattan Blues, tel que publié par Mémoire d’encrier, en 2015, trente ans après la parution de l’édition originale.

Sous l’envoûtement stylistique de cette œuvre magistrale, une histoire d’amour se faufile timidement, comme pour ne pas déranger le lecteur. Le narrateur, Ferdinand, est pris entre deux femmes : Jenny et Fran. Jenny, la femme impossible, «toujours en guerre avec un mec », la femme indépendante qui ne fait qu’à sa tête, qui vit pour son petit bonheur. « Parfois c’est aussi : Ferdinand. Je couche chez...Surtout vers la fin de notre histoire. Aujourd’hui c’est l’équivoque. La dernière fois que je suis venu ici, on s’est peu vus. Elle jamais là. Moi jamais là. » M’aime-t-elle, semble se demander Ferdinand, m’a-t-elle jamais aimé ? Je l’aime, moi ? « Mon amour pour Jenny me perdra. »


Fran, c’est la femme disponible, qui cherche un exutoire pour son trop plein d’amour ou de chagrin. Pour Ferdinand, c’est la femme idéale pour flâner dans les rues de New York, pour oublier Jenny. «...je lui dis que cette nuit je faisais l’amour avec deux femmes, que Jenny était dans le lit, je faisais l’amour avec deux femmes et des charniers dans la tête, et que c’est avec elle que là tout de suite je vais faire l’amour, avec elle seule, et que Jenny c’est fini... » Fran qui se plaint de Bill—
l’amant qu’elle vient de quitter—et qui maintenant a besoin d’une place pour dormir. La place, c’est l’appartement de Jenny, qui est en voyage avec un certain John.

Tout se passe à New York pendant cinq jours, dont trois ou quatre avec Fran. Une fougue à se connaitre, à tisser des souvenirs. Ferdinand entraîne Fran dans son monde disloqué pour oublier Jenny. « Je suis malade de Jenny. Ma seule chance, c’est Fran. » Et Fran ne parle plus de Bill. Ils ont même visité la maison des parents de Fran à Long Island. Il l’introduit dans le cercle fermé de ses amis. Elle offre même l’idée de le rejoindre en France : la preuve qu’elle l’aime, qu’elle veut repartir à zéro avec lui, à Paris. Mais : « Est-ce que tu m’aimes ? Est-ce que notre amour est assez beau, assez grand, assez fort pour défier l’Amérique et l’Europe ? Pour défier tous les continents ? Pour défier toutes les pesanteurs, tous les interdits, tous les coups bas ? Est-ce qu’on fera toujours aussi furieusement l’amour ? »

Dans ce coin cosmopolite qu’est New York, Ferdinand cherche à se définir. Qui est-il ? Un grand Noir encastré entre deux Américaines blanches. Un écrivain haïtien qui fait « l’éloge des mélanges » et qui crève d’espace pour s’affirmer. « Nous serons toujours du mauvais côté d’un mur, du mauvais côté d’une porte, du mauvais côté d’une frontière. Notre soif d’espace est trop grande. Nous sommes nés trop tôt ou trop tard. Nous ne sommes pas nés. Nous essayons de naître. Nous ne naîtrons sans doute jamais. »

Manhattan Blues, c’est aussi un hymne à Manhattan, à son rythme trépidant, à ses gratte-ciel, à ses artistes, à ses chanteurs de jazz et de blues, à La Statue de Liberté, à Madison Square Garden, à l’Empire State Building, et aux tours jumelles du World Trade Center, dont il écrit ces notes prémonitoires qui vont se concrétiser seize ans plus tard le 11 septembre 2001, au moins en partie avec la destruction des tours par des avions :
Puis nous parlons, nous évoquons l’accident qui faillit survenir du Boeing d’une compagnie aérienne sud-américaine, une erreur d’aiguillage, un affichage d’altitude faux, à la suite de quoi l’avion manqua s’écraser contre l’une des tours, le pilote redressant au dernier moment l’appareil lorsque la tour de contrôle se rendit compte de l’imminence de la catastrophe.

Mario Malivert
mariomalivert@yahoo.com

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