Paru dans Le Nouvelliste du 9 mai 2013
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Ce
qui frappe d’abord l’attention dans Gaïac de Joël Des Rosiers, c’est la luminosité
du dire. Les mots s’entrelacent, s’ouvrent et se découvrent, comme dans un carrousel.
Ils deviennent porteurs de sons et de lumière, comme dans le vers «sans celui
qui pleure à son pertuis» ou «charançons copulant à l’abri des folioles». Les
rimes intérieures abondent : «l’image n’est pas faite pour être vue/ou
alors dans la délectation secrète/recouverte du voile de l’absence ». Les
vers se livrent à nu, désencombrés des signes de ponctuation. Les images
surprennent, comme dans «la beauté du portrait sans visage désormais livrée».
Les séquences de vers coulent sur la langue comme une cuillerée de miel:
« ce que seront nos remous/avant que les corps se meuvent/en une chute
bancale et bouleversante ». Des termes médicaux jalonnent le dire :
diaphyse, chéloïde, nécrose, arythmie, etc., comme pour nous rappeler l’autre
amour du poète.
Mais
Gaïac n’est pas seulement sons et couleurs, c’est aussi un hymne à l’amour.
« Connaissance de l’amour », le premier des trois poèmes du livre,
nous fait des confidences sur un certain penchant de l’auteur pour une jeune
fille. Elle ne porte pas de nom ou bien elle en a tellement que les citer
prendrait trop de temps. Un amour feutré, peint de mots et d’images, environné
de symboles. Mais juste pour une seconde, le poète s’oublie un peu et nous
livre quelques vers simples qui parlent enfin clairement de l’être aimé :
« et la jeune fille est vierge/et la jeune fille est lettrée/elle est
l’île/que l’amour entr’ouvre/aux vents torturants ». On ne peut parler de
virginité sans parler d’hymen, « débris dévorés d’époques anciennes/assez
pieux serais-je pour lui ravir son trésor », et sans aussi parler de
douleurs qui présagent des plaisirs à venir : « j’entends ses râles
son agonie/et cette douleur transperce/l’organe de lumière/et ma langue prend
sa douleur/de chair plus douce ».
Et
comme dans tout amour, l’absence physique de l’être aimé est redoutée :
« aux longues peines que j’ai de vivre de son absence ». Deviennent
vides les lieux des ébats : « des manuels de médecine/sur la petite
table à café…/et les hautes fenêtres sans poignées/donnent sur des bas-fonds et
des ciels assourdis ». Aussi lugubre que puisse être le silence imposé par
l’absence physique, celui de la distance mentale, malgré la présence de l’être
aimé, est encore pire, « c’est l’amour qui tombe dans nos gestes/en de
longs rubans de silence ». Dans ces moments-là, l’exil vient à l’esprit,
« c’est l’exil que nos corps déploient ».
Cet
amour qui se peint de mots, « la chambre est au dehors éternel/une odeur
de mots », connait aussi ses alternances d’élégies et de joies, «les
grandes euphories » et « la note funèbre ». Il connait aussi le besoin
d’exclusivisme : le poète rejette les femmes « qui nous jetez au sort…qui
reculez loin de moi» pour se consacrer à la jeune fille qui « donne ce qui ne
fut donné». C’est la rencontre du vieil amant et de l’ingénue, de la vigueur de
la jouvence et de la déchéance des ans: « frêles muscles » qui feignent « le
bonheur auprès de la jeune fille », hantise millénaire qui nous rappelle bien
Nabokov et sa Lolita.
Des
relents de culpabilité s’échappent du poème et nous livrent des soubresauts
religieux qui accentuent l’aspect interdit de cet amour pour la jeune
fille : « un saisissement venu de piétés inconnues/encore
inaccomplies sur son pubis velu » ou mieux, avec de surcroit un objet
rituel, « car quiconque est désiré par l’amour/ne parle que par chapelet
d’injures ». En fait, le poète aurait-il rencontré la jeune fille pour la
première fois dans un lieu de prières, « désirable est la jeune
fille/rêveuse debout par la vertu des flammes/attisées dans l’arrière-cour des
églises/où s’entêtent des parleurs en langues » ? En tout cas, devant
l’extase de cet amour, le poète redoute non seulement la possibilité de la
mort, mais encore plus celle de l’enfer, « dormir d’agonique peur/puis
refuser l’extrême-onction/la tête dans la Ténèbre éternelle »
Et
pour conclure son long poème, comme pour justifier son amour interdit, ou du
moins insolite, le poète de crier dans un élan d’universalité ou de fatalisme :
« et chaque homme dans son périple/va vers la jeune fille… »
Si
« Connaissance de l’amour » est un hymne à la jeune fille,
« Ethers », le second poème du livre, est un hymne à Bahia. Un lieu qui
évoque bien de souvenirs sordides, « en ce lieu de perdition à demi
noyé », où « nous mangeons l’agneau/avant de jeter nos corps aux
offenses ». La ville renvoie le poète a un passé peu glorieux, « frauduleuse
chambre au miroir/de mes anciennes vies », dont la souffrance hante le
poète : « ma brulure devenue songe ». Mais aussi une source de
répit, « loin dans ce pays qu’attendrit mon naufrage », qui permet au
poète d’épancher son cœur: « et les vendeurs de jus broyaient les
cannes/jusqu’aux larmes ».
Bahia
est aussi le lieu où se défilent La Danseuse, « sur elle l’odeur des
embrocations » ; Danseuse et ses Sœurs « plus cruelles car elles
furent belles » ; Bergère et vénustés : « vindicatives
enfin incomprises » ; La Congénère : « est-ce de la ferveur/ou
de la débauche extrême » ; la Dominicaine avec « des arômes des
caresses » ; et une pléiade de flibustiers, traitres, malandrins, et
danseurs. Tout un beau monde qui se livre à « tant de coïts
indignes/suffoqués de vertige », engouffré dans l’éther du gaïac :
« corps volatils dissous dans le remugle aromatique/en eux toute la
mémoire que nous avons du monde/l’éther de gaïac enveloppe la Bahianaise ».
« Discours
de la lumière », le troisième poème du livre, chante Rio Vermelho, ou du
moins un hôtel « opalescent » qui est « en vérité une cage
transparente/qui laisse passer la lumière », et où « le silence des
pas sur les marches de gaïac/s’impose à ce vide limpide et musical ». Ici,
le poète décrit les lieux tels quels, comme dans un croquis d’architecture :
des chambres, vingt au total, des suites, des auvents et jalousies, des
façades, etc. Comme par enchantement survient la jeune fille, « la Jeune
fille veillant sur le Silence/les plages entre pas et étreintes »—est-ce
la même fille de « Connaissance de l’amour » ? Puis le poète étend
sa vue sur la baie et ses palmiers et bâtiments, sur les maisons « aux
toits de tuile anthracite », des « masures hargneuses », que
relient des « chemins crevés d’ornières », campant cet « hôtel
nacré », tel un « opéra de verre », en contraste avec la ville,
au-dehors, « …épouvantée/touffue confuse s’affaiblissant », où se déroulent
des « vies humbles/que l’on percevait/dans la solitude des maisons ».
Et comme auparavant, se faufilent des personnages : la Nue que touche
l’amour, les trois Sœurs « qui cédèrent leur passage/aux
transparences », et la Fugitive qui « nous couvre » « dans
l’air effrayé d’effluves ».
Gaïac
nous livre une écriture exigeante dans sa constance à sonoriser et illuminer
les vers, qui s’alignent et s’allongent, peignant tout un monde de voluptés,
qui accapare nos sens et nous fait oublier pour un instant la morosité de nos
quotidiens. Loin de peupler sa poésie de grandes envolées lyriques et
patriotiques, Joël Des Rosiers nous livre plutôt une poésie en séquences où
chaque vers regorge de sensations, d’images, et de symboles ciselées,
raffinées, qui reflètent bien la quête du poète, telle que résumée dans deux de
ses vers : « est-ce l’angoisse de l’écriture/secouée de fortes
évasions ».
Joël
Des Rosiers. Gaïac. Ed. Triptyque. 2010 : Montréal, Canada.
Mario Malivert
Mario Malivert
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