Poésie du bois de vie

Par Mario Malivert

Paru dans Le Nouvelliste du 9 mai 2013
http://www.lenouvelliste.com/article4.php?newsid=116490

Ce qui frappe d’abord l’attention dans Gaïac de Joël Des Rosiers, c’est la luminosité du dire. Les mots s’entrelacent, s’ouvrent et se découvrent, comme dans un carrousel. Ils deviennent porteurs de sons et de lumière, comme dans le vers «sans celui qui pleure à son pertuis» ou «charançons copulant à l’abri des folioles». Les rimes intérieures abondent : «l’image n’est pas faite pour être vue/ou alors dans la délectation secrète/recouverte du voile de l’absence ». Les vers se livrent à nu, désencombrés des signes de ponctuation. Les images surprennent, comme dans «la beauté du portrait sans visage désormais livrée». Les séquences de vers coulent sur la langue comme une cuillerée de miel: « ce que seront nos remous/avant que les corps se meuvent/en une chute bancale et bouleversante ». Des termes médicaux jalonnent le dire : diaphyse, chéloïde, nécrose, arythmie, etc., comme pour nous rappeler l’autre amour du poète.


Mais Gaïac n’est pas seulement sons et couleurs, c’est aussi un hymne à l’amour. « Connaissance de l’amour », le premier des trois poèmes du livre, nous fait des confidences sur un certain penchant de l’auteur pour une jeune fille. Elle ne porte pas de nom ou bien elle en a tellement que les citer prendrait trop de temps. Un amour feutré, peint de mots et d’images, environné de symboles. Mais juste pour une seconde, le poète s’oublie un peu et nous livre quelques vers simples qui parlent enfin clairement de l’être aimé : « et la jeune fille est vierge/et la jeune fille est lettrée/elle est l’île/que l’amour entr’ouvre/aux vents torturants ». On ne peut parler de virginité sans parler d’hymen, « débris dévorés d’époques anciennes/assez pieux serais-je pour lui ravir son trésor », et sans aussi parler de douleurs qui présagent des plaisirs à venir : « j’entends ses râles son agonie/et cette douleur transperce/l’organe de lumière/et ma langue prend sa douleur/de chair plus douce ».

Et comme dans tout amour, l’absence physique de l’être aimé est redoutée : « aux longues peines que j’ai de vivre de son absence ». Deviennent vides les lieux des ébats : « des manuels de médecine/sur la petite table à café…/et les hautes fenêtres sans poignées/donnent sur des bas-fonds et des ciels assourdis ». Aussi lugubre que puisse être le silence imposé par l’absence physique, celui de la distance mentale, malgré la présence de l’être aimé, est encore pire, « c’est l’amour qui tombe dans nos gestes/en de longs rubans de silence ». Dans ces moments-là, l’exil vient à l’esprit, « c’est l’exil que nos corps déploient ».

Cet amour qui se peint de mots, « la chambre est au dehors éternel/une odeur de mots », connait aussi ses alternances d’élégies et de joies, «les grandes euphories » et « la note funèbre ». Il connait aussi le besoin d’exclusivisme : le poète rejette les femmes « qui nous jetez au sort…qui reculez loin de moi» pour se consacrer à la jeune fille qui « donne ce qui ne fut donné». C’est la rencontre du vieil amant et de l’ingénue, de la vigueur de la jouvence et de la déchéance des ans: « frêles muscles » qui feignent « le bonheur auprès de la jeune fille », hantise millénaire qui nous rappelle bien Nabokov et sa Lolita.

Des relents de culpabilité s’échappent du poème et nous livrent des soubresauts religieux qui accentuent l’aspect interdit de cet amour pour la jeune fille : « un saisissement venu de piétés inconnues/encore inaccomplies sur son pubis velu » ou mieux, avec de surcroit un objet rituel, « car quiconque est désiré par l’amour/ne parle que par chapelet d’injures ». En fait, le poète aurait-il rencontré la jeune fille pour la première fois dans un lieu de prières, « désirable est la jeune fille/rêveuse debout par la vertu des flammes/attisées dans l’arrière-cour des églises/où s’entêtent des parleurs en langues » ? En tout cas, devant l’extase de cet amour, le poète redoute non seulement la possibilité de la mort, mais encore plus celle de l’enfer, « dormir d’agonique peur/puis refuser l’extrême-onction/la tête dans la Ténèbre éternelle »

Et pour conclure son long poème, comme pour justifier son amour interdit, ou du moins insolite, le poète de crier dans un élan d’universalité ou de fatalisme : « et chaque homme dans son périple/va vers la jeune fille… »

Si « Connaissance de l’amour » est un hymne à la jeune fille, « Ethers », le second poème du livre, est un hymne à Bahia. Un lieu qui évoque bien de souvenirs sordides, « en ce lieu de perdition à demi noyé », où « nous mangeons l’agneau/avant de jeter nos corps aux offenses ». La ville renvoie le poète a un passé peu glorieux, « frauduleuse chambre au miroir/de mes anciennes vies », dont la souffrance hante le poète : « ma brulure devenue songe ». Mais aussi une source de répit, « loin dans ce pays qu’attendrit mon naufrage », qui permet au poète d’épancher son cœur: « et les vendeurs de jus broyaient les cannes/jusqu’aux larmes ».

Bahia est aussi le lieu où se défilent La Danseuse, « sur elle l’odeur des embrocations » ; Danseuse et ses Sœurs « plus cruelles car elles furent belles » ; Bergère et vénustés : « vindicatives enfin incomprises » ; La Congénère : « est-ce de la ferveur/ou de la débauche extrême » ; la Dominicaine avec « des arômes des caresses » ; et une pléiade de flibustiers, traitres, malandrins, et danseurs. Tout un beau monde qui se livre à « tant de coïts indignes/suffoqués de vertige », engouffré dans l’éther du gaïac : « corps volatils dissous dans le remugle aromatique/en eux toute la mémoire que nous avons du monde/l’éther de gaïac enveloppe la Bahianaise ».

« Discours de la lumière », le troisième poème du livre, chante Rio Vermelho, ou du moins un hôtel « opalescent » qui est « en vérité une cage transparente/qui laisse passer la lumière », et où « le silence des pas sur les marches de gaïac/s’impose à ce vide limpide et musical ». Ici, le poète décrit les lieux tels quels, comme dans un croquis d’architecture : des chambres, vingt au total, des suites, des auvents et jalousies, des façades, etc. Comme par enchantement survient la jeune fille, « la Jeune fille veillant sur le Silence/les plages entre pas et étreintes »—est-ce la même fille de « Connaissance de l’amour » ? Puis le poète étend sa vue sur la baie et ses palmiers et bâtiments, sur les maisons « aux toits de tuile anthracite », des « masures hargneuses », que relient des « chemins crevés d’ornières », campant cet « hôtel nacré », tel un « opéra de verre », en contraste avec la ville, au-dehors, « …épouvantée/touffue confuse s’affaiblissant », où se déroulent des « vies humbles/que l’on percevait/dans la solitude des maisons ». Et comme auparavant, se faufilent des personnages : la Nue que touche l’amour, les trois Sœurs « qui cédèrent leur passage/aux transparences », et la Fugitive qui « nous couvre » « dans l’air effrayé d’effluves ».

Gaïac nous livre une écriture exigeante dans sa constance à sonoriser et illuminer les vers, qui s’alignent et s’allongent, peignant tout un monde de voluptés, qui accapare nos sens et nous fait oublier pour un instant la morosité de nos quotidiens. Loin de peupler sa poésie de grandes envolées lyriques et patriotiques, Joël Des Rosiers nous livre plutôt une poésie en séquences où chaque vers regorge de sensations, d’images, et de symboles ciselées, raffinées, qui reflètent bien la quête du poète, telle que résumée dans deux de ses vers : « est-ce l’angoisse de l’écriture/secouée de fortes évasions ».

Joël Des Rosiers. Gaïac. Ed. Triptyque. 2010 : Montréal, Canada.

Mario Malivert

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