Luc Rémy : Cri d’alarme aux élites haïtiennes

Paru dans le Nouvelliste du 9 avril 2013
http://www.lenouvelliste.com/article4.php?newsid=114957

Par Mario Malivert

Les élites haïtiennes sont souvent pointées du doigt toutes les fois qu’on analyse la situation lamentable d’Haïti[i]. De ces élites sortent les leaders politiques et économiques. La faillite d’Haïti est donc celle de ces hommes et femmes placés au timon des affaires ou à l’avant-garde des foyers économiques du pays. Ils élaborent la vision à poursuivre et veillent à la réalisation de cette vision commune. Le séisme du 12 janvier 2010 a révélé au monde entier les limitations de ces élites, et a poussé Luc Remy à publier en février 2013 son premier livre, « Réflexions stratégiques sur Haïti ».
A travers ce livre de 471 pages, Luc Rémy nous livre ses réflexions sur Haïti, sans cacher son émoi devant l’état désastreux du pays. Malgré les multiples références et le format académique de son livre, Luc Rémy ne voit pas dans ce travail une analyse scientifique : « …mon objectif n’était pas de produire une œuvre scientifique, c’est-à-dire quelque certitude ou quelque chose de démontrable comme dans les sciences mathématiques ou de la nature. » (p. 25). Au contraire, il se place au centre de ses arguments, laissant transpirer sa frustration dans ses prises de position. Il se montre un enfant du pays, soucieux de son avenir et de sa potentielle disparition sur l’échiquier mondial—si les leaders nationaux positifs persistent à fuir leurs responsabilités.
L’auteur peint une Haïti fière et glorieuse, qui a marqué l’histoire mondiale, et qui constitue un « don superbe unique en son genre à l’humanité » (p. 108), de par son rejet de l’esclavage et, en conséquence, de l’émergence d’une ère nouvelle : « Au tournant du 18ème siècle et au début du 19ème, la lettre d’Haïti s’est dressée, unique, en un foyer généreux et enthousiaste pour assurer la gestation et l’accouchement d’un être nouveau : l’homme anti-esclavagiste, anti-colonie et anti-métropole. » (p. 142).
Luc Rémy reconnait que le salut d’Haïti passe par l’émergence de leaders positifs dans toutes les sphères de la vie nationale. A grand renfort de détails, il définit le concept de leadership dans toutes ses composantes. Il décrit les tares des leaders haïtiens, de l’indépendance à nos jours, et les compare à des leaders d’autres nations qui ont mieux géré le poids de leurs responsabilités. L’auteur identifie les appétits individualistes de nos dirigeants, ainsi que leur déficit civique, comme facteur-clé de leur manque d’engagement dans le relèvement d’Haïti : « Oui, les dirigeants se devaient de montrer, publiquement, le sens de l’honneur et de la responsabilité, une âme supérieure, un cœur supérieur, un courage supérieur, une vision claire et élevée de leur rôle… ». Luc Rémy compte beaucoup sur le civisme, le dépassement de soi, et l’esprit de sacrifice du leader haïtien pour le bénéfice de la cause commune. Cependant, ces vertus, aussi nobles et souhaitables qu’elles soient, ne se retrouvent que chez une minorité d’hommes d’état, tels, par exemple, Mandela ou Gandhi. Ce qui assurera l’émergence d’une masse critique de leaders nationaux est le renforcement des institutions étatiques, où les actions positives sont encouragées et les actions négatives sanctionnées par la loi.
Comme beaucoup d’autres essayistes haïtiens, Luc Rémy décrie le rôle destructeur de la Communauté Internationale en Haïti[ii]. Il en retrace le parcours et nous rappelle les faits historiques et les acteurs principaux de l’ingérence étrangère en Haïti. Il dénonce ses modèles préfabriqués qui ne conviennent pas au profil unique d’Haïti : « …la Communauté Internationale n’a cessé, depuis 1915, de nous imposer son modèle. Et quand le monde entier parle de l’échec d’Haïti, il ne sait pas du tout que cet échec est celui des modèles imposés depuis à coups de canon, de dollars, d’experts et de techniciens étrangers ou internationaux, et aussi d’alliés recrutés en Haïti même. » (p. 391). Néanmoins, aussi longtemps que le budget national dépend en majeure partie de l’aide étrangère, la Communauté Internationale aura le champ libre pour dicter ses desiderata même aux leaders haïtiens les plus nationalistes. Diaboliser la Communauté Internationale ne va pas changer l’ordre des choses, il nous faut plutôt une stratégie nationale nous permettant de regagner notre indépendance économique et de reconstruire Haïti par nos propres moyens[iii]. Alors, l’autonomie politique suivra automatiquement.
La plaque tournante du livre est le chapitre « Lettre aux élites haïtiennes », découlant d’une série de lettres publiée sur internet par l’auteur en 2009. Mais de quelles élites se réfère-t-il? Certainement, ces élites incluent l’actuel secteur privé qui constitue « les 3 % de possédants qui gèrent 80 % de l'économie du pays »[iv], de même que la classe politique de l’après-Duvalier, composée en majorité de néo-duvaliéristes et de Lavalassiens. Que dire de l’élite intellectuelle ? Une définition du concept d’élites, tel qu’utilisé dans le livre, et une analyse objective des causes profondes de la faillite de ces élites, ancreraient bien les réflexions de l’auteur. Certes, Luc Rémy a proposé une explication des tendances antinationalistes de ces élites : «…le mal central prend sa source dans et se nourrit de notre misère intellectuelle et idéologique, individuelle et collective, et donc de notre pathologie morale.  Cette misère pathologique est la Cause Première de notre Mal ou, si l’on veut, la Cause et la Conséquence de notre défaut de Leadership National.» Mais, l’emploi de termes abstraits et subjectifs, ici, et dans d’autres chapitres du livre, rappelle les discussions nationalistes oiseuses qui pullulent de nos jours sur les axes médiatiques en Haïti.
Dans sa « Lettre aux élites haïtiennes », Luc Rémy introduit la notion de Classe, qu’il définit ainsi : « Classe Traditionnelle d’Etat des Décideurs Nationaux et Etrangers au nom d’Haïti et de la Nation haïtienne. » (p. 243). Il tient la Classe responsable de l’échec d’Haïti, tant son aile locale qu’internationale, dans tous les domaines de la vie nationale. En conséquence, il interpelle les leaders haïtiens de se défaire du contrôle de l’aile internationale de la Classe et de prendre en mains les rênes de la nation : « Il appartient d’abord à la Nation haïtienne, seule victime et seul témoin de Ses souffrances, seul géniteur de Son vécu et de Ses aspirations, de Se comprendre, de Se faire comprendre (…) Elle ne pourra nullement s’acquitter de Ses missions en confiant à l’Autre le soin de la materner ou même de se substituer à Elle. » (p. 249).
Cette lettre aux élites haïtiennes présente la solution à la faillite d’Haïti : une Révolution Pacifique. « Celle-ci signifie une rupture méthodologique dans le penser, le dire et le faire, dans le cadre d’un projet national bien conçu, axé sur la participation citoyenne et piloté avec patriotisme, leadership, discipline, ordre, esthétique, savoir-faire, honnêteté, authenticité, désintéressement, abnégation, esprit d’équipe, en vue de résultats démocratiques profonds, grandioses et durables. » (p. 251).
Le sous-titre, « Livre Premier », du livre implique que Luc Remy ne fait que commencer dans le partage de ses réflexions stratégiques sur Haïti. On ne peut qu’espérer que ces prochains livres recèlent davantage d’arguments pragmatiques, et même scientifiques, qui reposent donc sur des données vérifiables, ainsi que des solutions concrètes et applicables, énoncées clairement et simplement, donc accessibles au commun des lecteurs. Enfin, que son insistance sur l’urgence d’un leadership national galvanise les dirigeants d’aujourd’hui et inspire les leaders à venir.

Luc Rémy, « Réflexions Stratégiques sur Haïti », xlibris, 2013.

Mario Malivert
mariomalivert@yahoo.com



[i] Christophe Philippe Charles. Appel aux élites d’Haïti. Et au gouvernement américain (Chroniques Politiques), Ed. Choucoune, Port-au-Prince, 2011.
[ii] Frantz Jean Baptiste. Haiti J’Accuse. EducaVision. Boston, 2011.
[iii] Idem
[iv] Arnaud Robert. Les nantis d’Haïti. 12/1/2012. M Le magazine du Monde, http://www.lemonde.fr/style/article/2012/01/06/les-nantis-d-haiti_1625913_1575563.html

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