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Par Mario Malivert
Les
élites haïtiennes sont souvent pointées du doigt toutes les fois qu’on analyse
la situation lamentable d’Haïti[i].
De ces élites sortent les leaders politiques et économiques. La faillite
d’Haïti est donc celle de ces hommes et femmes placés au timon des affaires ou
à l’avant-garde des foyers économiques du pays. Ils élaborent la vision à
poursuivre et veillent à la réalisation de cette vision commune. Le séisme du
12 janvier 2010 a révélé au monde entier les limitations de ces élites, et a
poussé Luc Remy à publier en février 2013 son premier livre, « Réflexions
stratégiques sur Haïti ».
A travers ce livre de 471 pages, Luc Rémy nous livre ses
réflexions sur Haïti, sans cacher son émoi devant l’état désastreux du pays.
Malgré les multiples références et le format académique de son livre, Luc Rémy
ne voit pas dans ce travail une analyse scientifique : « …mon
objectif n’était pas de produire une œuvre scientifique, c’est-à-dire quelque
certitude ou quelque chose de démontrable comme dans les sciences mathématiques
ou de la nature. » (p. 25). Au contraire, il se place au centre de ses
arguments, laissant transpirer sa frustration dans ses prises de position. Il
se montre un enfant du pays, soucieux de son avenir et de sa potentielle
disparition sur l’échiquier mondial—si les leaders nationaux positifs
persistent à fuir leurs responsabilités.
L’auteur peint une Haïti fière et glorieuse, qui a marqué
l’histoire mondiale, et qui constitue un « don superbe unique en son genre
à l’humanité » (p. 108), de par son rejet de l’esclavage et, en
conséquence, de l’émergence d’une ère nouvelle : « Au tournant du 18ème
siècle et au début du 19ème, la lettre d’Haïti s’est dressée,
unique, en un foyer généreux et enthousiaste pour assurer la gestation et
l’accouchement d’un être nouveau : l’homme anti-esclavagiste, anti-colonie
et anti-métropole. » (p. 142).
Luc Rémy reconnait que le salut d’Haïti passe par
l’émergence de leaders positifs dans toutes les sphères de la vie nationale. A
grand renfort de détails, il définit le concept de leadership dans toutes ses
composantes. Il décrit les tares des leaders haïtiens, de l’indépendance à nos
jours, et les compare à des leaders d’autres nations qui ont mieux géré le
poids de leurs responsabilités. L’auteur identifie les appétits individualistes
de nos dirigeants, ainsi que leur déficit civique, comme facteur-clé de leur
manque d’engagement dans le relèvement d’Haïti : « Oui, les
dirigeants se devaient de montrer, publiquement, le sens de l’honneur et de la
responsabilité, une âme supérieure, un cœur supérieur, un courage supérieur,
une vision claire et élevée de leur rôle… ». Luc Rémy compte beaucoup sur
le civisme, le dépassement de soi, et l’esprit de sacrifice du leader haïtien
pour le bénéfice de la cause commune. Cependant, ces vertus, aussi nobles et
souhaitables qu’elles soient, ne se retrouvent que chez une minorité d’hommes
d’état, tels, par exemple, Mandela ou Gandhi. Ce qui assurera l’émergence d’une
masse critique de leaders nationaux est le renforcement des institutions
étatiques, où les actions positives sont encouragées et les actions négatives sanctionnées
par la loi.
Comme beaucoup d’autres essayistes haïtiens, Luc Rémy décrie
le rôle destructeur de la Communauté Internationale en Haïti[ii].
Il en retrace le parcours et nous rappelle les faits historiques et les acteurs
principaux de l’ingérence étrangère en Haïti. Il dénonce ses modèles préfabriqués
qui ne conviennent pas au profil unique d’Haïti : « …la Communauté
Internationale n’a cessé, depuis 1915, de nous imposer son modèle. Et quand le
monde entier parle de l’échec d’Haïti, il ne sait pas du tout que cet échec est
celui des modèles imposés depuis à coups de canon, de dollars, d’experts et de
techniciens étrangers ou internationaux, et aussi d’alliés recrutés en Haïti
même. » (p. 391). Néanmoins, aussi longtemps que le budget national dépend
en majeure partie de l’aide étrangère, la Communauté Internationale aura le
champ libre pour dicter ses desiderata même aux leaders haïtiens les plus
nationalistes. Diaboliser la Communauté Internationale ne va pas changer
l’ordre des choses, il nous faut plutôt une stratégie nationale nous permettant
de regagner notre indépendance économique et de reconstruire Haïti par nos
propres moyens[iii].
Alors, l’autonomie politique suivra automatiquement.
La plaque tournante du livre est le chapitre « Lettre
aux élites haïtiennes », découlant d’une série de lettres publiée sur internet
par l’auteur en 2009. Mais de quelles élites se réfère-t-il? Certainement, ces
élites incluent l’actuel secteur privé qui constitue « les 3 % de possédants qui gèrent 80 % de
l'économie du pays »[iv],
de même que la classe politique de l’après-Duvalier, composée en majorité de
néo-duvaliéristes et de Lavalassiens. Que dire de l’élite intellectuelle ?
Une définition du concept d’élites, tel qu’utilisé dans le livre, et une
analyse objective des causes profondes de la faillite de ces élites, ancreraient
bien les réflexions de l’auteur. Certes, Luc Rémy a proposé une explication des
tendances antinationalistes de ces élites : «…le mal central prend sa
source dans et se nourrit de notre misère intellectuelle et idéologique,
individuelle et collective, et donc de notre pathologie morale. Cette
misère pathologique est la Cause Première de notre Mal ou, si l’on veut, la
Cause et la Conséquence de notre défaut de Leadership National.» Mais, l’emploi
de termes abstraits et subjectifs, ici, et dans d’autres chapitres du livre, rappelle
les discussions nationalistes oiseuses qui pullulent de nos jours sur les axes médiatiques
en Haïti.
Dans sa « Lettre aux élites haïtiennes », Luc Rémy
introduit la notion de Classe, qu’il définit ainsi : « Classe
Traditionnelle d’Etat des Décideurs Nationaux et Etrangers au nom d’Haïti et de
la Nation haïtienne. » (p. 243). Il tient la Classe responsable de l’échec
d’Haïti, tant son aile locale qu’internationale, dans tous les domaines de la
vie nationale. En conséquence, il interpelle les leaders haïtiens de se défaire
du contrôle de l’aile internationale de la Classe et de prendre en mains les
rênes de la nation : « Il appartient d’abord à la Nation haïtienne,
seule victime et seul témoin de Ses souffrances, seul géniteur de Son vécu et
de Ses aspirations, de Se comprendre, de Se faire comprendre (…) Elle ne pourra
nullement s’acquitter de Ses missions en confiant à l’Autre le soin de la materner
ou même de se substituer à Elle. » (p. 249).
Cette lettre aux élites haïtiennes présente la solution à la
faillite d’Haïti : une Révolution Pacifique. « Celle-ci signifie une
rupture méthodologique dans le penser, le dire et le faire, dans le cadre d’un projet
national bien conçu, axé sur la participation citoyenne et piloté avec
patriotisme, leadership, discipline, ordre, esthétique, savoir-faire, honnêteté,
authenticité, désintéressement, abnégation, esprit d’équipe, en vue de résultats
démocratiques profonds, grandioses et durables. » (p. 251).
Le sous-titre, « Livre Premier », du livre
implique que Luc Remy ne fait que commencer dans le partage de ses réflexions
stratégiques sur Haïti. On ne peut qu’espérer que ces prochains livres recèlent
davantage d’arguments pragmatiques, et même scientifiques, qui reposent donc
sur des données vérifiables, ainsi que des solutions concrètes et applicables, énoncées
clairement et simplement, donc accessibles au commun des lecteurs. Enfin, que son
insistance sur l’urgence d’un leadership national galvanise les dirigeants
d’aujourd’hui et inspire les leaders à venir.
Luc
Rémy, « Réflexions Stratégiques sur Haïti », xlibris, 2013.
Mario
Malivert
mariomalivert@yahoo.com
[i] Christophe Philippe Charles. Appel aux élites d’Haïti. Et au
gouvernement américain (Chroniques Politiques), Ed. Choucoune, Port-au-Prince, 2011.
[ii] Frantz Jean Baptiste. Haiti J’Accuse. EducaVision. Boston, 2011.
[iii] Idem
[iv] Arnaud Robert. Les nantis d’Haïti. 12/1/2012. M Le magazine du Monde, http://www.lemonde.fr/style/article/2012/01/06/les-nantis-d-haiti_1625913_1575563.html
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