Par
Mario Malivert
Publié dans le Nouvelliste du 7 février
2013
Dans
« La belle amour humaine »,
le dernier roman en date de Lyonel Trouillot, malgré la multitude des
caractères, les uns plus intéressants que les autres, le protagoniste principal
reste Anse-à-Fôleur, une ville ancrée entre le bleu du ciel et le vert de la
mer, qui va au rythme des chants et ritournelles glanés sur le blanc du sable,
entre le fond des barques et le galbe salé des pêcheurs. Anse-à-Fôleur, cette
ville côtière, où palpite cette Belle Amour dont parlait Jacques Stephen
Alexis, où les gens vivent « de mer et d’arc-en-ciel », où la laideur
humaine s’estompe ou disparait en langues de feu. Loin du tumulte de
Port-au-Prince, cette ville enchanteresse marche sur un autre tempo. Autre le
passage du temps. Autre l’interconnexion des mondes.
Le roman s’ouvre sur Thomas, un guide qui laisse parler son
cœur, sur la route menant à Anse-à-Fôleur. A l’écoute : Anaïse, une jeune
femme rentrée au pays, en quête d’un père mal connu, de réminiscences d’une
enfance lointaine. Thomas nous révèle un peuple d’artistes, des gens simples, « qui
savent rester des journées entières à arpenter leur bord de mer sans mettre des
mots sur leurs pensées. » (p. 16). Il contraste une Anse-à-Fôleur de silence
avec une Port-au-Prince de bruit, où «ça coince tellement qu’il y a peu de
place pour le silence et peu d’amour pour le mystère. » (p. 21), une
capitale de l’après-séisme, défigurée, délabrée, où les gens s’entremêlent dans
la poursuite effrénée du gain, et où des étrangers « avec des gueules que
tout va mal depuis toujours » viennent vider leur mépris sur « ce
lieu où personne ne va pour des vacances en famille… » (p. 88). Anaïse, vers
la fin du livre, à travers son propre épanchement, contraste les nuits noires
d’Haïti avec sa « ville de lumières inventées qui triche avec la nuit à
coups de lampadaires, de néons, et de phares. » (p. 137), qu’elle a quand
même laissée derrière pour venir à la recherche de son père et découvrir
« la mémoire de son silence ».
Anse-à-Fôleur ne tolère pas les malfrats ; ou bien elle
les change en artiste, ou bien ils s’envolent en fumée, tel est le cas pour
l’homme d’affaires Robert Montes et du colonel à la retraite Pierre André
Pierre, grand-père paternel d’Anaïse. Deux personnages campés à contre-courant
dans cette ville d’artistes et de pêcheurs, drapés dans leurs costumes
d’intrigues, futiles dans leur tentative, malgré le tapage de leur passé, de
trouver du silence dans ce coin de terre idyllique. Leurs maisons se dressent
côte à côte sur la plage, telles deux figures spectrales admirant l’horizon
bleuté. La vie en rose et ses lugubres caractères, dirait-on. Le récit de la
trajectoire de ces messieurs de la ville nous prive par moments du charme
lyrique du livre. Tout comme l’insistance d’un enquêteur venu de Port-au-Prince
à décortiquer les accents de la nuit, dont le voile a couvert le visage de l’auteur
ou des auteurs de l’incendie qui a consumé les maisons contiguës des deux
compères susmentionnés.
Anse-à-Fôleur se régule par les lois enchevêtrées de Justin,
le Socrate du village, qui garde l’entrée de la ville en sentinelle, et dont la
question « De quoi parlions-nous ?» provoque des conversations, mais
au gré de l’interlocuteur. Cette ville, aussi, se colore des portraits du peintre
Frantz Jacob, dont les œuvres connectent le monde et ses complications avec ce
peuple de pêcheurs et d’artistes qui se gobent de soleil et de silence, et qui,
malgré sa cécité, tente de peindre cette belle amour qu’il a sans doute
emmagasinée jalousement derrière ses pupilles éteintes.
Le roman présente une alternance de points de vue. D’un
côté, les deux chapitres principaux du livre, Anaïse et Thomas, écrits à la
première personne, dans une veine lyrique qui nous permet de saisir les
tréfonds des motifs animant les personnages. Les détails et les thèmes, ainsi
que les bribes de vie abordées ne semblent se soumettre à aucune structure
préétablie. De l’autre côté, les chapitres traitant de l’homme d’affaires
Robert Montes et du colonel à la retraite Pierre André Pierre, écrits à la
troisième personne, plutôt limitée, avec un détachement, une distance, qui dit
beaucoup sur le statut d’intrus de ces deux personnages.
« La belle
amour humaine » étale toute une gamme
de lieux et de personnages, d’intrigues et de révélations, de pertes et
d’espérances, en peu de mots, à travers des chapitre-paragraphes, dans un style
condensé et touffu, qui demande du temps à lire et à relire pour une
dégustation en profondeur. On y retrouve le charme de « Yanvalou pour Charlie », mais
multiplié, amplifié…Lyonel Trouillot nous propose des personnages qui vacillent
entre un présent en quête d’équilibre et un passé mystérieux, entre un monde régi
par les secousses des événements et Anse-à-Fôleur figée dans une intemporalité
virginale. Cette beauté qu’évoque le livre, à juste titre, se situe dans les
méandres des interactions entre ces personnages qui cherchent à se créer une place
dans « ces mondes qui font le monde ».
Mario
Malivert
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