Par Mario Malivert
Publié dans Le
Nouvelliste du 17 janvier 2013
Noires
Blessures s’ouvre sur une scène de torture ; un Blanc passant un Noir à
tabac, tout en écoutant du Miles Davis et déplaçant ses jambes à la Muhammad
Ali. Une scène dont les descriptions teintées de sang et gorgées de jazz transpirent
à la fois du sadisme et de l’absurde. S’installe un sentiment de choc et de
gêne, même si la violence a peuplé déjà de nombreuses œuvres littéraires, dont
les romans de Cormac Mc Carthy ou même Le
briseur de rosée (The dew breaker)
d’Edwidge Danticat. Le récit se donne un air morbide qui dérange et attire à la
fois. Des questions surgissent entre les lignes, entre les gifles, entre les
coups de pied.
En guise de réponse, Louis-Philippe Dalembert nous entraîne dans les méandres de l’enfance du Noir, Mamad White. Une enfance ordinaire, typique, au moins pour le lecteur haïtien, mais sans doute exotique pour le lecteur étranger. En Haïti, l’on se souvient des longues randonnées de la maison à l’école, de la blancheur des jours sans pain, des matches de foot sous un soleil de plomb, de la douleur acide et du vacarme croassant de l’estomac creux.
L’enfance de Mamad est marquée par l’absence de son
père et les myriades de questions sans réponse autour de cette pénible réalité.
« Je n’ai pas connu mon père. » (page 25), déclare-t-il d’entrée de
jeu. Ce qui explique sa motivation à s’assurer que son fils à lui le connaisse
bien. L’absence du père est compensée par la présence d’une mère fière, dont la
disposition tranquille et mesurée inspire du respect à ses enfants. « Pour
elle tout était question de dignité. » (page 59). Une mère qui préfère un
lit froid, sans chaleur masculine, mais qui céderait aux avances d’un directeur
d’école pour permettre à Mamad de poursuivre son éducation.
Mamad est un élève studieux mais peu intelligent, dont
le seul atout est une mémoire d’éléphant, mais qui finirait par défaillir au
moment où il misait le plus sur elle. Du coup il est bousculé par le besoin de
passer au plan B, en quelque sorte. Et ce plan B, c’est laisser le continent
africain pour se rendre en Europe. Cette décision est le point crucial de la
première moitié du livre, et elle occasionne la rencontre de Mamad avec le
Blanc (le toubab) et son sale boulot.
Après un intermezzo de raclées, Dalembert dédie la
deuxième moitié du livre au Blanc, Laurent Kala, qui, lui, nait d’une famille
française, avec un père qu’il adore, une sœur qu’il supporte, et une mère qui
importune tout le monde. La famille mène à Paris une vie de petit bourgeois
dans un appartement sur la rue du Faubourg-Saint-Denis. Une existence monotone,
n’était-ce l’intérêt du père pour des causes sociales. Mais ce qui domine
l’enfance de Laurent, c’est l’amour de son père pour le jazz, la boxe, et Martin
Luther King. Il arrive même par chialer à l’annonce de l’assassinat de ce
dernier, et ceci devant les yeux ébahis de Laurent. L’on retrouve le Paris de
l’après-guerre, des bals nègres, refuge des artistes noirs, tels Josephine
Baker, Langson Hugues, et James Darwin. Un Paris immaculé des éclaboussures de
la ségrégation raciale qui sévissait alors en Amérique. Noirs et Blancs s’y
associent en égal, avec leur talent pour seul point de démarcation. Ernest
Hemingway nous en a donné un aperçu, coté blanc, dans son roman Le soleil se lève aussi (The sun also
rises).
Cette enfance imprégnée de musique et de boxe va être bouleversée
par la mort du père. Et du coup, Laurent se sent perdu, déboussolé, et confus.
Arrivera-t-il un jour à se retrouver, à se débarrasser de l’ombre de ce père absent,
à grandir et devenir un homme, à pardonner les uns et les autres qu’il croit
responsables de l’absence de son père ?
La frustration de Laurent va le précipiter dans une
situation précaire, où sa réalité prendra des formes disloquées. C’est un homme
pris en otage par un passé qui n’en finit pas, et dont l’esprit est englué dans
les quelques amours que lui ont inculquées son père. Malgré sa réussite comme
haut fonctionnaire d’une ONG internationale, son image est celle d’un schizo
qui peine à se former des attaches solides dans un monde où il se sent de plus
en plus aliéné.
Ce roman met en exergue le rapport de force entre des
personnages placés dans un contexte familial spécifique, le jeu des
interactions sociales, la domination de l’homme par son prochain. Mamad et
Laurent se retrouvent dans un tango de sueurs et de sang. Des éléments de leur
passé se campent en catalyseurs des réactions qui se manifestent de ce tango.
Le roman se situe entre l’Europe et L’Afrique. Bien
que le sentiment de malaise engendré par les scènes de torture recèle une note
universelle, à bien y regarder, et sans vouloir être simpliste, l’on dirait que
Mamad représente une Afrique enthousiaste mais en manque d’intelligence, qui se
cherche encore, et qui dépend des puissances occidentales, malgré son potentiel
et ses richesses. Une Afrique (ou une Haïti) bafouée, martyrisée par les
Blancs, et qui subit la domination de l’Ouest sans pouvoir se défendre. Laurent,
lui, représente les puissances occidentales, plutôt européennes, en quête de
repères, nostalgiques peut-être d’un passé esclavagiste, mais qui ne reviendra
jamais.
Avec ses scènes de torture d’un Noir par un Blanc,
Noires Blessures nous offre une lecture inconfortable. Mais l’afflux d’images,
de tours de phrases insolites, et une insistance à nous imposer la beauté du
jazz et de la culture noire américaine, nous pousse à supporter le fiel amer du
roman. Dalembert a réussi à maintenir l’esthétique, et l’équilibre, dans un
roman qui risque à tout moment de se complaire dans la violence absurde. Cette
tour de force témoigne de la maturité de l’auteur, qui peut oser entrainer le
lecteur dans les bas-fonds sinistres des instincts primaires pour l’y extirper,
à la fin, par l’exploration de la complexité de l’animal social qu’est l’homme,
dans ses sursauts sublimes et ses contradictions déconcertantes.
Mario
Malivert
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