Par Mario Malivert
En Avril 2012 Charlot Lucien a sorti son nouvel album CD, San bri, san kont (Ni bruits, ni querelles), une collection de six lodyans, dont la durée varie de sept à 13 minutes. Cet album confirme son statut de lodyanseur vedette et de porte-drapeau d’un genre jadis très prisé dans le milieu haïtien. Lucien est à son quatrième album, après Ti Oma, en 2001 ; Ti Cyprien, en 2003 ; et Grann Dede, en 2007.
Le premier récit de cet album, Les trois dames, est un commentaire social sur la polygamie, une pratique officieuse en Haïti, quand des hommes influents, en plus de leur foyer marital, entretiennent une ou plusieurs concubines. Des fois ces hommes passent beaucoup plus de temps avec leurs femmes « du dehors » et leurs enfants « naturels » qu’avec leur épouse et enfants « légitimes». L’histoire se situe dans les années 90, avant la dissolution des Forces Armées d’Haïti, et se repose sur la tirade, « Ma dame, l’autre dame, et la dame de l’autre». Cette polygamie masquée a une haute portée légale, sociologique, et même politique, et perdure jusqu'à ce jour. Lucien aurait pu exposer davantage cette pratique et en faire la pièce maitresse de cet album, en campant face pour face « la femme » et « l’autre femme », et en questionnant la source de cet argent qui se partage parmi ces foyers, car dans beaucoup de cas il s’agit de deniers publics.
Publié dans le Nouvelliste du 17 juillet
2012
http://www.lenouvelliste.com/article4.php?newsid=107118En Avril 2012 Charlot Lucien a sorti son nouvel album CD, San bri, san kont (Ni bruits, ni querelles), une collection de six lodyans, dont la durée varie de sept à 13 minutes. Cet album confirme son statut de lodyanseur vedette et de porte-drapeau d’un genre jadis très prisé dans le milieu haïtien. Lucien est à son quatrième album, après Ti Oma, en 2001 ; Ti Cyprien, en 2003 ; et Grann Dede, en 2007.
Le premier récit de cet album, Les trois dames, est un commentaire social sur la polygamie, une pratique officieuse en Haïti, quand des hommes influents, en plus de leur foyer marital, entretiennent une ou plusieurs concubines. Des fois ces hommes passent beaucoup plus de temps avec leurs femmes « du dehors » et leurs enfants « naturels » qu’avec leur épouse et enfants « légitimes». L’histoire se situe dans les années 90, avant la dissolution des Forces Armées d’Haïti, et se repose sur la tirade, « Ma dame, l’autre dame, et la dame de l’autre». Cette polygamie masquée a une haute portée légale, sociologique, et même politique, et perdure jusqu'à ce jour. Lucien aurait pu exposer davantage cette pratique et en faire la pièce maitresse de cet album, en campant face pour face « la femme » et « l’autre femme », et en questionnant la source de cet argent qui se partage parmi ces foyers, car dans beaucoup de cas il s’agit de deniers publics.
Le deuxième récit, Enjenyè Dubreuil, touche à un phénomène
contemporain, celui de l’internet. Comme tout narrateur astucieux, Lucien
pratique à merveille le jeu des contrastes, en plaçant Enjenyè Dubreuil, un
internaute invétéré qui passe son temps accroché à son portable, face à Ton
Liberus, un simple cultivateur. Tout comme dans Le jeune agronome de Maurice
Sixto, à la fin de l’histoire, le cultivateur se révèle plus sage et plus
pragmatique que l’intellectuel. Ici, une fois encore, et comme l’a fait Sixto,
Lucien décrit une élite intellectuelle hypocrite, déconnectée, et parasite.
Cette veine satirique s’étend à Sonson moun fou, le
troisième récit de cet album, mais là il s’agit du contraste entre politiciens
et malades mentaux. Cette lodyans est une reprise de l’un des meilleurs récits
de l’album Ti Cyprien. Des ajouts, il y en a, dans la présentation des
caractères, les reparties de Sonson, et les détails de son assassinat. A la fin
de l’histoire, il semblerait que les politiciens, et même les plus doués, sont
encore plus fous que des schizophréniques comme Sonson.
La chansonnette française, le quatrième récit de l’album, est
une réminiscence des années d’adolescence de Barzol, l’ami et complice
omniprésent du Narrateur, Maître Coriolan. Mais, avec des emprunts par-ci
par-là, des caractères qui peinent à s’affirmer, et une narrative qui ne finit
pas de se chercher, Lucien trotte vers la fin de cette histoire, à bout de souffle,
touchant un peu à tout : la naïveté des demoiselles de l’Élite,
l’affectation des Tante Lulus et Rose Altagraces, et l’abus verbal infligé aux
domestiques.
Madan sara, le cinquième titre, rétablit le charme de
l’album, en reprenant la thématique combative des protagonistes féminins des
récits de Grann Dede. Madan Lobedyans, une commerçante dont les relations avec
le pouvoir sont sous-estimées, et Joel Dieudonné, qui se croit bien branché à cause
d’une poignée de mains échangée avec « Son Excellence », s’affrontent
dans le bus Carmelle et Jeanne desservant la Nationale # 2, dans les années 70.
Les caractères présentés à grand renfort de métaphores et d’images, et des
dialogues variant d’un personnage à l’autre, font de ce récit l’un des mieux
écrits de cet album.
Le dernier récit de l’album, une histoire vraie, nous
introduit à un mécanicien, Boss Ti Boss, dont la diction anglicisée et les
vêtements à la mode feront croire qu’il vient juste de Manhattan. L’astuce de Boss
Ti Boss en utilisant des moyens du bord pour dépanner le narrateur et son ami,
Garcon Oreste, est certainement le clou de ce récit, mais en arrière-plan il
faut souligner certains aspects sociologiques mis en exergue ici par Lucien,
tels l’américanisation de la culture haïtienne, la prépondérance du dollar, ou les
retombées sociales de la présence des étrangers sur le sol national depuis le
séisme du 12 janvier.
Charlot Lucien a quelque chose à
dire, et il le dit bien fort à travers son nouvel album CD. Ses récits adressent
des sujets pertinents et même tabous de la société haïtienne, sous le couvert,
bien sûr, du charme et de l’humour. Il démontre une fluidité de langage, un
emploi du juste mot, une voix distincte, des dialogues bien à-propos, et une constance
du style. A ce titre, l’on pourrait transcrire les lodyans de Lucien et en
faire un livre de nouvelles de bonne facture. De plus, les courts préludes de
Manno Charlemagne et, un peu moins, les effets sonores surgissant çà et là en
arrière-plan ajoutent au charme des récits.
Il est certain que le grand public tarde à embrasser les lodyans
de Charlot Lucien, bien que Boss ti Boss, Madan Lobedyans, Tante Lulu, ou
Enjenye Dubreuil reflètent bien les différentes couches sociales du pays. A qui
ou à quoi la faute ? Est-ce un manque de diffusion ou de promotion ? Ou
est-ce simplement le refus d’oublier un peu Maurice Sixto pour donner sa chance
à un lodyanseur contemporain, qui d’album en album, se fraie un chemin dans le
panthéon de la littérature orale haïtienne.
Charlot Lucien a produit son album CD san bri san kont, maintenant il incombe aux directeurs et
animateurs de radio d’emboîter le pas, en présentant ces succulents récits à
leurs auditeurs, qui ne manqueront pas de les déguster.
Charlot Lucien : San bri, san kont (2012), album
CD.
Article publié dans Le Nouvelliste le 16 juillet 2012
http://www.lenouvelliste.com/article4.php?newsid=107118
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