Par Mario Malivert
Publié dans Le Nouvelliste
Avec les livres à
succès d’auteurs haïtiens publiés en France ou au Canada, et les recensions qui
en découlent, nous avons une idée de ce que pensent les critiques littéraires
non-haïtiens de la littérature haïtienne contemporaine. Mais, avec son livre,
Littérature haïtienne 1980-2015, Yves Chemla, critique littéraire, docteur de
l’université de La Sorbonne, propose une lecture en profondeur des romanciers
et poètes haïtiens, dont les œuvres ont marqué la période allant de 1980 à
2015.
Yves Chemla tire ses
impressions critiques du contact direct avec les œuvres. Il se montre avant
tout un lecteur assidu des livres inclus dans cet ouvrage et tente d’y déceler
la psyché et les replis intimes des auteurs. Il aborde chaque auteur à partir
de l’ensemble de ses œuvres et suit le cheminement de sa vision du monde à
travers le temps. Il interroge les motifs intérieurs, s’acharne à lire entre les
lignes, et propose finalement au lecteur un portrait intime, détaillé, et sophistiqué
des auteurs.
Le titre de l’ouvrage
définit une période de 35 ans, de 1980 à 2015. Mais Yves Chemla précise qu’il
ne fait pas référence à une génération basée sur l’âge ni à un schéma basé sur
la date de parution des œuvres. Plutôt, il tente de dresser « le panorama
d’un moment de [la] présence littéraire » des auteurs. En fait, la
majorité d’entre eux sont nés avant 1980 et certains de leurs livres majeurs
datent avant cette année.
Yves Chemla arrange
les auteurs en trois groupes. Le premier groupe : D’Haiti Littéraire aux
années 1980 (Jacques Stephen Alexis, Marie Vieux-Chauvet, Franketienne,
Marie-Thérèse Colimon, Jean-Claude Fignolé, Anthony Phelps, Émile Ollivier, Gérard
Etienne, Georges Anglade, et Roland Paret) ; le deuxième groupe : En
France (Jean Metellus, Jean-Claude Charles, René Depestre, et Kouidor à New
York) ; et le troisième groupe : Un effet de génération (Joël Des
Rosiers, Dany Laferrière, Yanick Lahens, Marie-Célie Agnant, Evelyne Trouillot,
Michel Soukar, Lyonel Trouillot, Garry Victor, Kettly Mars, Margaret Papillon,
Dominique Batraville, Louis-Philippe Dalembert, Rodney Saint-Eloi, Jean-Euphèle
Milcé, Émmelie Prophète, Guy Régis Jr, James Noël, Marvin Victor, et Makenzy
Orcel).
Par le biais de cet
ouvrage Yves Chemla invite ses lecteurs à lire, avec perspicacité, afin de
déceler le tréfonds des œuvres. Malgré le titre, « [l]’objet de ce livre
n’est pas une histoire de la littérature. » En outre, l’auteur ne porte
pas un jugement de valeur, mais d’appréciation et de découverte. « La
posture choisie est d’être au plus près de la pédagogie et de l’approche
didactique. » Il insiste sur la compréhension et l’interprétation des
textes. « Expliquer, c’est déplier, c’est à dire identifier ce qui dans
les textes, dans le vers, la phrase, l’agencement des éléments, participe de la
construction du sens, souvent à l’insu même de l’écrivain. » Surtout quand
ce dernier laisse vibrer son âme au rythme des défis et complaintes du peuple.
Le livre commence
avec Jacques Roumain, René Dépestre, et Jacques Stephen Alexis, sur un ton
politique, «à partir des trois glorieuses et de la chute du gouvernement du
président Lescot... ». Puis il se concentre sur les romans d’Alexis et de
Marie Vieux-Chauvet, ce qui ouvre naturellement le champ sur la dictature de
François Duvalier, dont l’obstination répressive à « paralyser les
langues » va servir de source d’inspiration, dans un esprit de révolte,
aux auteurs inclus dans cet ouvrage, surtout ceux qui ont connu l’exil ou la
mort. Plus tard, un autre évènement majeur va inspirer artistes et écrivains
haïtiens: le séisme du 12 janvier 2010, suscitant un prodigieux élan de civisme
et de patriotisme.
Que ce soit les
affres de l’esclavage, la lutte des classes, l’obscurantisme de la dictature,
ou l’effet dévastateur du séisme, les thèmes chevauchant l’imaginaire haïtien
partagent un socle : l’amour pour la patrie. Que les auteurs résident en
Haïti ou qu’ils vivent en exil ou à l’étranger, le pays est toujours présent
dans leurs œuvres, dans toutes ses facettes et à travers toutes ses périodes fondatrices
et formatrices. D’autres thèmes plus universels sont aussi abordés, surtout
après la démise de la dictature : la place du sacré, la signification de
l’individu dans le monde, la notion de l’errance, etc.
Le point fort de cet
ouvrage est l’acuité des analyses de l’auteur, surtout son insistance à se fier
au texte même, à la structure des phrases ou des vers. Aussi parvient-il à en donner
des impressions fraiches et originales. Cependant, l’auteur s’attend à des
reproches « pour ses manques, comme pour ses partis pris » ou pour l’absence
de certains auteurs «dignes et importants ». Parlant de partis pris, les
livres ou les auteurs peu connus en France ou au Canada semblent avoir moins de
chance d’être inclus dans son ouvrage. Quant à l’absence de certains auteurs,
il faut quand même signaler, entre autres, celle de Christophe Philippe
Charles, le poète haïtien le plus prolifique des quarante dernières années.
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