Le pays qu’on chérit n’existe plus, bien qu’on continue à chanter Haïti Chérie. Les nantis se barricadent encore plus dans les hauteurs qu’avant les années tumultueuses de l’expérience démocratique. La classe moyenne émigre en masse vers les métropoles du Nord ou marche à reculons vers les bidonvilles. Les jeunes des zones de non-droit se retrouvent piégés entre la mendicité et la délinquance. L’économie n’est soutenue que par les dollars en provenance de la diaspora. L’éducation n’est plus cette échelle qui permet de grimper d’une classe à l’autre. Seule la politique garantit une fortune rapide et une pension sûre, et tout un beau monde en prend le chemin, à tort ou à raison.
Lyonel
Trouillot, dans son rôle d’écrivain engagé, a commenté en long et en large des
maux du pays, dans ses romans, dans ses essais, et dans ses articles de journaux.
Dans Kannjawou, son dernier roman en date, il continue dans la même foulée, par
le biais d’un jeune narrateur qui, dans son journal, navigue entre la rue de
l’Enterrement, les livres, et un bar où se rencontrent des ressortissants
étrangers.
Le
livre est axé sur les occupations étrangères qu’a connues le pays, et sur Man
Jeanne, une sorte de sage du quartier, qui nous rappelle Justin, le
« législateur bénévole » de La belle amour humaine, celui qui garde
l’entrée d’Anse-à-Fôleur et accueille les visiteurs. Man Jeanne, le seul
personnage à avoir vécu l’occupation de 1915, la « première Occupation »,
situe le déclin du pays entre la première occupation et l’occupation actuelle
par les employés militaires et civiles des ONG et des institutions
internationales. Le narrateur, proche de Man Jeanne, consigne dans son journal
la colère de la vieille dame contre les occupants d’hier et d’aujourd’hui.