Par Mario Malivert
Dans son troisième livre à date, Faut-il garder cet enfant?, Frantz Jean Baptiste revient au roman d’essai pour aborder l’épineuse question de l’interruption volontaire de grossesse (IVG), tout en cadrant ses arguments contradictoires dans les trames d’une narration. L’auteur qui vit actuellement dans le Massachusetts tente avec ce livre d’enrichir la conversation autour de l’avortement, l’un des critères définissant les deux principaux partis politiques aux Etats-Unis. En effet, la majorité des membres du parti démocrate adoptent la tendance pro-choix, c’est-à-dire droit de la femme à décider de continuer ou non la grossesse ; tandis que du côté républicain, prédomine la tendance pro-vie, c’est-à-dire droit à la vie du fœtus. Cette question, bien que tranchée par la décision Roe v. Wade de la Cour Suprême américaine en 1973, en faveur de la tendance pro-choix, fait encore l’objet de débats houleux aux Etats Unis.
En
Haïti, l’IVG fait l’objet de moins de débats. On dirait un sujet tabou, bien
que l’article 262 du code pénal de 1835 punisse de « réclusion criminelle
à perpétuité la femme qui avorte et tous ceux et toutes celles, intermédiaires,
pharmaciens, médecins participant au processus. »[i]
Depuis 2013, selon plusieurs articles d’AlterPresse, un mouvement amorcé par
les associations de femmes haïtiennes et encadré par certains ministères du
gouvernement, a relancé les discussions sur l’IVG, dans le but de moderniser
l’article 262 du code pénal et de l’adapter aux exigences actuelles. Le livre
de Frantz Jean Baptiste vient apporter de l’eau au moulin des différentes
parties engagées dans ces discussions.
L’auteur
présente l’IVG à travers un récit palpitant où se confrontent deux
couples : d’un côté, Belgrand et sa femme, Ellen ; de l’autre,
Patrick et Cassandra (la fille de Belgrand), sur la grossesse inopportune de
Cassandra. Le jeune couple veut garder l’enfant, tandis que Belgrand veut coûte
que coûte que sa fille interrompe la grossesse, pour ne pas dérailler ses
aspirations professionnelles.
L’auteur
oppose deux philosophies de la vie. Pour Belgrand, la réussite professionnelle
prime sur tout. Les études, l’effort, et le travail garantissent la sécurité
économique. Le parcours individuel se fait d’étapes qu’il faut suivre
religieusement pour éviter de rater ses objectifs. Une grossesse non désirée
risque non seulement de retarder le cheminement de Cassandra vers la
réalisation de son rêve de devenir pédiatre, mais aussi de tout basculer vers
l’incertitude. Belgrand affirme une inflexibilité, que je dirais positive, au
moins à ses yeux, puisqu’elle lui a permis de devenir un homme d’affaires
réussi. Il a joué par les règles et a fait son chemin. Il veut que sa fille
fasse le même choix de la rigueur et de la discipline.
Pour
Cassandra et Patrick, de même aussi pour Ellen, une grossesse ne signifie pas
la fin de leur parcours. Bien que les jeunes amoureux connaissent les moyens de
contraception, ils ont choisi de ne pas en user : « Entre le décollage
et l’atterrissage dans cette valse trépignante, Patrick et Cassandra s’étaient
à dessein privés de tout jugement, pour un voyage sans retour. » (Page
91). Pour préserver la pureté de l’extase, on prend des risques. Une vie
rangée, chronométrée, sans risque, est fade et monotone. Peu importe les
conséquences, on les assumera demain ; mais aujourd’hui, c’est le temps de
la jouissance drue, sans borne, sans retenue. Patrick et Cassandra présentent
ainsi cette tendance à l’invincibilité qui caractérise la jeunesse. On est
jeune, on est fort, donc on n’a rien à craindre de l’incertitude du lendemain.
La
relation de Belgrand et sa fille met aussi en exergue le jeu de l’autorité des
parents vis-à-vis de leurs enfants. A 24 ans d’âge, et étudiante à l’université
de surcroit, Cassandra brûle d’envie d’affirmer sa féminité et son
indépendance, alors que Belgrand et Ellen (en proportion moindre) la considèrent
encore une fillette, dont il faut contrôler les allées et venues, pour
s’assurer qu’elle achève ses rêves, qu’elle finisse d’abord ses études
universitaires avant de penser aux hommes et au mariage. Belgrand, en général
hostile aux notions bibliques, n’hésite pas à brandir « Le père est le
chef de la maison » pour justifier sa position tyrannique. Ainsi, on
comprend bien comment peut-il s’arroger le droit, non seulement de dicter à sa
fille de 24 ans ce qu’elle doit faire de sa grossesse, mais aussi de se
constituer une équipe d’experts acquis à sa cause, pour la convaincre que l’IVG
représente le meilleur recours.
L’équipe
d’experts assemblée par Belgrand inclut un gynécologue, une psychologue, un
avocat, et une sociologue, « pour éviter de prendre une décision regrettable.
Car mieux vaut réfléchir avant d’agir que regretter après avoir agi. »
(Page 187). Les arguments, supportés par des statistiques pertinentes, se
confrontent dans une atmosphère de tension et tournent autour des questions
suivantes : L’embryon ou le fœtus est-il une personne à part entière, donc
jouit-il des droits civiques ? Ou fait-il partie du corps de la mère, donc
sujet aux droits à l’autodétermination de celle-ci?
L’avocat
avance le principe de l’embryon ou du fœtus comme n’étant pas une personne,
donc ne jouissant pas de droits légaux indépendants de sa mère. Il voit aussi
l’IVG comme une nécessité sociopolitique pour protéger les jeunes filles contre
les méfaits d’une grossesse précoce sur leur avenir, et pour prévenir la
surpopulation, dont les retombées économiques peuvent empirer la pauvreté dans
les pays du tiers-monde. Il souligne aussi le droit des mères sur ce produit de
conception, dont le droit à la vie ou à la mort leur revient exclusivement,
puisqu’il n’est qu’un prolongement de leur corps. Il salue les législateurs qui
ont eu « le réflexe de mettre en place cette batterie de lois pour
permettre aux femmes de faire des choix en accord avec leur style de
vie. » (Page 195). La psychologue abonde dans le même sens que l’avocat, à
savoir que l’embryon ou le fœtus n’est pas une personne, qu’il n’a qu’une
« vie supposée » mais pas évidente.
Pour
la sociologue, le fœtus ou l’embryon est un être humain, au moins du point de
vue biologique : « Dès la conception, un enfant à naitre est
complètement une personne. » (Page 224). A douze semaines, tous ses
organes sont déjà formés, les reins, le cœur, les membres, etc. Le gynécologue
va dans le même sens. Il voit la pratique de l’IVG comme une violation du
serment d’Hippocrate, qui établit le premier souci du médecin « de
rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments,
physiques et mentaux, individuels et sociaux. » (Page 198). Il décrit
ensuite les différentes méthodes utilisées pour extirper le fœtus de son
habitat utérin, et les dommages de l’IVG sur le corps de la femme, telles qu’infections,
infertilité et même décès.
Les
législateurs du monde, motivés par les considérations sociales et économiques,
tendent à banaliser l’IVG et à la réduire à une simple question de protection
des droits de la femme ou de prévention de la surpopulation. Mais, dans son
essence, l’IVG a une portée hautement existentielle et théologique. Elle
adresse la question de la vie humaine : Quand est-ce qu’elle
commence ? Qui en est l’auteur ? Avons-nous le droit de nous immiscer
dans son processus de formation ? La science ne peut pas à elle-seule
guider nos réponses à ces questions. Il nous faut l’apport de la théologie et
de la philosophie pour comprendre ce phénomène inouï qu’est la création de la
vie. Frantz Jean Baptiste, à travers son livre, propose des réponses à ces
questions, mais élicite aussi de nouvelles. Faut-il garder cet enfant ? Une
question que se posent chaque jour des millions de femme.
Faut-il
garder cet enfant ? Frantz Jean-Baptiste, JEBCA Editions, 354 pages.
Mario Malivertmariomalivert@yahoo.com
[i] Haïti-Santé: Un document confidentiel,
resté sans suite, plaiderait pour la libéralisation de l’avortement.
AlterPresse (www.alterpresse.org) du jeudi 25 septembre 2014, accédé le 5 mars 2015.
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