Paru dans le Nouvelliste du 4 decembre 2015
Pour marquer les 40 ans de
carrière de l’artiste Ronald Mevs, Jacinthe Vorbe Zephir et Micheline Vorbe ont
livré à notre délectation un livre somptueux qu’elles veulent à la hauteur de
l’œuvre immense et complexe de Ronald Mevs. Et elles ont réussi leur pari. En
effet, ce livre de 205 pages, en couleur, bilingue (français/anglais), avec du
papier haut de gamme, des textes soigneusement sélectionnés, et des photos des
œuvres de l’artiste, est un vrai régal pour les yeux, pour les sens, et même
pour les doigts. C’est définitivement un document de référence, à conserver
jalousement dans sa bibliothèque.
Ronald Mevs : Mutations s’ouvre sur une
compilation d’articles à propos de Ronald Mevs, et finit avec un
échantillonnage des œuvres de l’artiste : tableaux, dessins, sculptures,
totems, boucliers, scarabées, tables, portes, pirogues, etc. Plusieurs courants
thématiques traversent les articles, certains à répétitions. L’accent est mis non
seulement sur la dimension humaine de Mevs, sur le côté intime, poétique de
l’artiste ; mais aussi sur la technique, la praxis. Certains de ces
auteurs ont côtoyé l’artiste au fil des ans, ou même entretenu avec lui une
amitié de longue date, ce qui nous donne l’impression, en tant que lecteurs, de
nous immiscer dans des confidences. Ainsi, avant même d’arriver à la deuxième
partie du livre, on se sent préparé, avisé, comme quand on rentre dans la
chambre à coucher d’un ami. D’autres montrent le détachement du critique d’art,
de l’historien, s’attardant sur l’œuvre dans ses dimensions pratiques et ses
particularités méthodologiques.
Une œuvre
difficile à cataloguer
L’une
des premières caractéristiques de l’œuvre de Ronald Mevs est sa complexité, sa
richesse, ses multiples facettes et détours. Edwidge Danticat, après avoir
raconté sa première rencontre avec Mevs, en 1990, à Jacmel, sans doute dans
l’atelier de l’artiste, au Bas Cap-Rouge, parle de la difficulté de cataloguer
l’œuvre de Mevs. Michel Philippe Lerebours, dans la préface, va dans le même
sens. Il souligne que Mevs est à la fois « Peintre, sculpteur, céramiste,
ferronnier, bijoutier, ébéniste… » Mevs explique la raison de la
complexité de son œuvre en ces termes : « Mon œuvre traverse
plusieurs cultures, plusieurs ethnies, finalement l’humanité est le sujet
fondamental de mon œuvre. » Donc, la richesse du vécu et l’appétit de
l’artiste à tout expérimenter produisent une œuvre pluridimensionnelle.
Un début ordinaire…Un parcours aussi somptueux devrait avoir un début époustouflant. Au contraire, c’est dans « un vieux garage rafistolé » transformé en galerie d’art, la galerie Hervé Méhu, que Mevs a eu sa première exposition. Dans son article, Ronald Mevs ou le refus de marcher à la file indienne, Lilas Desquiron retrace cette période avec un soupçon de nostalgie. C’était, parait-il, en 1974, la galerie Hervé Méhu était le lieu de rencontre des jeunes artistes de l’époque : Jacques Gabriel, Patrick Vilaire, Freddy Weiner, TiGa, Prince Jean Jho, etc. Ces artistes, fraichement retournés au pays dans les années 70 et libérés du spectre funeste de Papa Doc, décédé en 1974, baignaient dans une euphorie sociale et artistique, palpable notamment à Pétionville, jusqu’à ce que Baby Doc et ses sbires piétinent leurs rêves «par une colonne de léopards.» Desquiron parle aussi du premier atelier de Mevs, une « grotte derrière la place Boyer » où l’artiste « peignait, modelait, lisait sans relâche, fasciné par les cultures Africaines et leur féconde influence sur les artistes américains du Nord ou du Sud. »
Va-et-vient
entre Haïti et les métropoles du Nord, entre la vie ordinaire et la vie
artistique
Dans
son article, De Manhattan à Jacmel, trois
décennies d’un parcours au singulier, Barbara Prezeau-Stephenson relate le
cheminement de Mevs de 1971 à 2003, soit trente ans d’un « étroit
aller-retour de la vie à l’art, de la création au quotidien », entre les
métropoles du Nord (Etats-Unis et Canada) et Haïti (Pétionville, Camp Perrin,
et finalement Jacmel). Comme l’a remarqué Michel Philippe Lerebours, durant ces
phases, ici et ailleurs, Mevs s’est engagé dans des expérimentations et des
occupations variées, ce qu’il confiait a BPS dans une interview datant de
2003 : « J’ai exercé d’autres métiers pour protéger ma peinture. Je
n’ai jamais fait de peinture de recette. » Le va-et-vient spatial prit fin
entre 1994 et 1995, quand il choisit Jacmel où il vit encore aujourd’hui, mais
celui entre la vie ordinaire et la vie artistique continue, puisqu’il se
considère « un artisan éclairé. »
Le
récupérateur par excellence
Mireille
Pérodin Jérôme, dans son article, L’objet
recyclé comme prétexte, retrace le parcours d’artiste récupérateur de
Ronald Mevs. Selon elle, le pédigrée artisan de l’artiste—ses parents et
grands-parents étaient des artisans—le propulse vers l’utilisation de matériels
préfabriqués. Déjà à 12 ans, son premier atelier était celui «de fabrication
d’aiguilles à partir du métal récupéré. » Selon MPJ, l’intention de
l’artiste est de préserver la mémoire des pratiques traditionnelles et
populaires. Mais elle est aussi « un geste jouissif et profond », une
démarche poétique : « Les outils…interviennent comme prolongement de
ses mains pour soumettre la matière au sublime, à l’intention poétique. » Plus
loin, Marc Albert-Levin, dans son court texte, Port à porte, décèle dans les portes de Mevs un « ingrédient
imprévisible, impalpable, irremplaçable qu’on appelle poésie. »
L’art et
la technique
Ronald Mevs, artiste difficile à cataloguer,
appartiendrait à ce que Carlo Avierl Celius appelle, dans son article, Signe et matière, la nouvelle scène
artistique d’Haïti. Bien que les artistes de cette scène soient pour la plupart
nés dans les années 1960, Mevs (né en 1945) présente des traits artistiques
communs à ce groupe, tels que les diverses facettes de son œuvre, la pluralité
des médiums, les installations, les performances, et les objets volumétriques. Carlo
Avierl Célius évoque aussi un degré de cohérence dans l’œuvre de Mevs, malgré
sa complexité. Par exemple l’univers chromatique de Mevs est dominé par « l’ocre,
le brun, l’orange, le rose, le jaune et le rouge, confrontés au bleu et au
vert. » Lilas Desquiron, elle, ajoute que les tons varient avec l’état
d’âme de l’artiste : « Son œuvre se parait de tons ocre, de nuances
de terre d’ombre dans ses moments de détresse…des couleurs primaires dans ses
périodes de recherche…et explosait dans les couleurs somptueuses des jours
heureux. »
Ce
livre-hommage marque 40 ans de carrière d’un artiste extraordinaire. Dans les
milieux avisés, Ronald Mevs est un nom établi. Mais pour les profanes en arts
plastiques, ce livre servira à imposer son nom parmi les grands artistes du
pays. Les quelques idées que j’ai glanées ici et là dans les articles publiés
dans le livre ne jettent qu’une faible lueur sur la complexité de l’œuvre de
Mevs. De même, les quelques tableaux, dessins, et sculptures, de la deuxième
partie du livre, n’offrent qu’un aperçu de l’immense talent de l’artiste. Ce
qu’il vous reste à faire, lecteurs et regardeurs, c’est de découvrir ou redécouvrir
cet artiste hors-pair et de suivre les prochains 40 ans de son parcours.Mario Malivert
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire