Les petites ombres de Jean Euphèle Milcé

Par Mario Malivert


« Mauvaise idée de dépouille », la première phrase du roman Mes chères petites ombres de Jean Euphèle Milcé, s’accorde bien avec la photo de la page de couverture (Pouvoir, sculpture de Sébastien Jean)—ramassis d’objets éclectiques supportant et encadrant la tête d’un homme, le tout sur fond de feuillage sombre. Mais cette «idée tenace de dépouille » se dilue vite dans le cliquetis des mots et des tournures. En fait, le premier paragraphe se termine sur une plainte du narrateur qui se voit tel un « entre-deux pays, entre-deux couleurs et entre-deux douleurs. » Cette dualité imprègne le monologue alternatif d’un père et de son fils, du père surtout, écartelé entre Haïti d’un côté et la Suisse, de l’autre.

Le père peint son histoire avec des lignes fermes et des ombres accentuées. Il commence par la grossesse de sa femme helvétique, vivant avec lui en Haïti. Les barbelés chevauchant les murs de la maison et les parpaings à ajouter évoquent subtilement l’insécurité. La mort soudaine d’un ami aiguise l’inquiétude de la mère quant à l’avenir de ses enfants en Haïti. Elle veut les protéger « contre les approximations du tiers-monde, contre les bonnes affaires irrégulières du père et les enquêtes criminelles qui n’ont cessé de se poursuivre. » « Il faut qu’on parte. » lit-on, d’un trait, telle l’extirpation brusque d’un adhésif glué aux poils de la peau.

En Suisse, Le père essaie de s’intégrer dans un pays plutôt xénophobe que raciste, qui ennuie par la chronométrie de la vie, et par la mainmise des banques et compagnies d’assurance sur la vie politique. Il peine à faire sien le pays de sa femme et à y gagner sa vie en tant qu’artiste-peintre. Les rôles s’inversent : la mère travaille et pourvoit aux besoins du foyer, le père s’embourbe dans le chômage. Il trouve la Suisse trop propre, trop polie, trop règlementée. Le couple s’effrite, les différences s’accentuent, jusqu'à la rupture.

Le fils, lui, mesuré et timide dans ses propos, parle du retour au pays, de sa mère restée en Suisse, de son père qu’il veut redécouvrir, des jeunes filles qui le servent, de la maison paternelle qui est un peu la sienne. Les mises en garde de sa mère atténuent ses élans à embrasser sa terre natale. Le fils accompagne le père dans une réunion des anciens condisciples du père, dont le président de la République. Le contact avec le pouvoir exige un détour. Le fils ne parle alors que du président, des hommes qui l’entourent, de l’usure du pouvoir, des besoins accablants du peuple, etc.

Deux voix dominent le livre, et même trois (celle du président), mais toujours la même précision dans le dire, la même mesure dans l’expression des idées. Les personnages sont pris en otage par l’antagonisme de leurs situations. Leur tiraillement s’expose à nu sur la page, le verbe de Milcé découpant leurs émotions en petites pièces de puzzle. Le père, confondu entre Haïti et la Suisse, doit choisir. Le fils, lui, malgré son immersion dans la culture suisse, ressent l’appel de l’Artibonite, sa vocation de « demambre ». Et le président…


Par l’entremise d’une langue subtile, raffinée, Jean Euphèle Milcé explore des sujets pertinents et d’actualité, qui nous interpellent tous, surtout ceux d’entre nous qui entretiennent des attaches d’outre-mer, qui se trouvent entre deux pays, entre deux cultures, entre deux nationalités, et qui nourrissent « le besoin que [leur] présence s’incruste durablement, prenne racine et laisse pousser des bourgeons. »

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